Mère abusive, mère abusée

« Car nous sommes de minuscules créatures dans un univers ni bienveillant ni malveillant… Il est simplement énorme et n’a pas conscience de nous, sauf en tant que maillon de la chaîne de la vie. » déclarait un jour l’écrivain américain Harlan Ellison.

Rares sont pourtant les hommes a parvenir à considérer leur rapport à l’univers de manière aussi détachée, aussi radicalement neutre.

Dans leur rapport à la Nature, les hommes ont bien plutôt le réflexe de réifier leur environnement : à quoi sert la Nature, quelle est notre place en son sein, comment nous cerne-t-elle, peut-elle être bénéfique ou mal intentionnée à notre égard ?

La vanité humaine est telle que, dans la plupart des cas, nous ne saurions paisiblement « accepter le sauvage, accepter que la vie puisse développer sa propre puissance, sans l’Homme mais à côté de l’espèce humaine. »[1]

Et puisque la Nature ne saurait être neutre, doit toujours se mesurer dans le rapport (forcément conflictuel) qu’entretient l’homme avec elle, il découle qu’elle s’incarne en une multitude de manifestations.

C’est notamment ce que nous enseigne le folklore (légendes, mythologies et superstitions), en tout cas, qui partout dans le monde et quelques soit la diversité des cultures humaines, illustre la croyance en d’innombrables présences autres.

Des présences que l’on parvient parfois à discerner du coin de l’œil, ou bien qui se trahissent par un mouvement furtif au sein d’un buisson, par une trace sur le sable, ou par un cri dans la nuit. Ces autres, ce ne sont assurément pas seulement les animaux — ce sont également des présences intelligentes, des peuples mystérieux avec lesquels l’homme aimerait peut-être entamer un dialogue mais dont il se méfie au moins autant que l’autre peut se défier de lui. Vivant au sein de la Nature, en harmonie avec elle, ils en sont au moins les ambassadeurs, souvent même les fruits.

Ces autres (nommons-les les fées, par souci de simplification), quelle que soit leur forme, ne sont généralement pas particulièrement bien intentionnés vis-à-vis de la race humaine, qu’ils jugent durement en raison des multiples transgressions et agressions que ne cesse de commettre notre race.

Car si elle est une mère pour les hommes aussi, la Nature ne cesse d’être abusée. Ceux de ses enfants (les fées) qui n’ont pas quitté son giron (ou qui en sont l’extension parfaite) ressentent donc l’attitude humaine. Et la Nature de devenir donc abusive à son tour.

Pourquoi les hommes ne peuvent-ils pas s’empêcher de violer la Nature ? Chacun a déjà ressentit l’ivresse de se trouver en harmonie avec son environnement, l’émotion d’embrasser la vie avec laquelle on se trouve en contact. Pourtant, l’instinct de l’homme semble toujours lui dicter une nécessité d’outrage.

Le philosophe Gaston Bachelard prend pour exemple le cas des sources : « L’eau pure et claire est […] pour l’inconscient, un appel aux pollutions. Que de fontaines souillées dans nos campagnes ! Il ne s’agit pas toujours d’une méchanceté bien définie qui jouit par avance de la déconvenue des promeneurs. Le « crime » vise plus haut que la faute contre les hommes. Il a, dans certains de ses caractères, le ton du sacrilège. C’est un outrage à la nature-mère. »[2]

Ces poussées sacrilèges travaillent le réflexe humain, qui en ressent en même temps le côté injuste. Et par conséquent, l’homme d’aussitôt peupler la Nature d’esprits qui seraient là pour la protéger ! Sous la forme de fées ne manquant pas d’imagination ni de pouvoir lorsqu’il s’agit de punir le transgresseur…

Citons en exemple ce dialogue attribué à des nymphes de Basse-Normandie, en conciliabule après avoir surpris « un malotru qui a pollué leur fontaine […] : « À celui qui a troublé notre eau , que souhaitez-vous, ma sœur? – Qu’il devienne bègue et ne puisse articuler un mot. – Et vous, ma sœur? – Qu’il marche toujours la bouche ouverte, et gobe les mouches au passage. – Et vous, ma sœur? – Qu’il ne puisse faire un pas sans, respect de vous, tirer un coup de canon. »[3]

Une tension perpétuelle existe, entre le respect de la grande beauté naturelle et l’affirmation de l’identité de l’homme. Un paradoxal va-et-vient entre l’homme qui souille la rivière par les égouts et les usines, et le même homme qui sympathise avec tristesse au drame de l’impureté de l’eau. À l’image de Huysmans qui a joué avec cette répugnance et ce sentiment de culpabilité dans son portrait de la Bièvre « cette rivière en guenilles () exutoire de toutes les crasses, [qui] remue sa suie coulante […]. »[4].

Un conflit : voilà ce qu’est depuis toujours le rapport de l’homme et de la Nature. Et quelle littérature saurait mieux illustrer ce conflit que la fantasy ?

Une littérature qui trouve sa source dans le folklore et qui illustre de belle manière le besoin dans lequel se trouve l’esprit humain de faire usage du filtre du merveilleux pour mieux appréhender la réalité.

Oui : du conflit homme/Nature, la fantasy ne cesse de nous parler encore et encore. Parce que le merveilleux est toujours une métaphore, un moyen de distanciation auto­risant le recul néces­saire afin de maîtriser le chaos de la réalité.

Et qu’il s’agisse de l’avènement de l’ère industrielle (dans les récits de type « steampunk »), de la maîtrise des pulsions animales (dans les histoire de « garous »), de la sauvegarde des dernières poches de vie sauvage (par le biais de contacts avec des peuplades féeriques survivantes au monde moderne) ou de l’interrogation sur la pertinence de la vie urbaine (au même titre que la mauvaise herbe ou que les merles moqueurs, les fées sont toujours présentes, même au sein de nos banlieues), tout le spectre de ce conflit trouve à s’illustrer en fantasy.

Vision de l’homme contre magie verte : une tension narrative exemplaire s’est faite jour à partir d’une donnée essentielle de la condition humaine.

[1] Antoine Waechter, Dessine-moi une planète.

[2] Gaston Bachelard, L’Eau et les Rêves.

[3] Paul Sébillot, Les Eaux douces.

[4] J.K. Huysmans, A Vau l’Eau.

Londres & la psychogéographie

Des poules d’eau et des canards, le vent ride la surface du canal que crible la pluie. Un joggeur passe, ahanant dans son portable. Les squelettes tout en courbes des anciens gazoducs se sont offerts une nouvelle jeunesse : la peinture vert et rouge met en valeur leur architecture élégante, qui se découpe nettement sur le ciel gris uniforme. Grondement lointain de la route, crépitement des gouttes sur mon parapluie, ruissellement de l’eau le long des murs, gazouillis d’oiseaux dans les buissons. Une foulque se met à criailler, on croirait entendre un klaxon — un cri singulièrement déplacé par rapport à la sobre tenue de clergyman du petit volatile, habit noir et bec blanc. La pointe du beffroi de St Pancras émerge au-dessus des arbres chenus, entre les gazoducs. Vers l’ouest résonne un carillon d’église.

Il paraît que Londres est la ville par excellence de la psychogéographie. De la quoi ? Eh, il faut sortir un peu : de la psychogéographie, vous dis-je. D’accord, un brin de définition serait sans doute nécessaire, alors convoquons un spécialiste, Merlin Coverley : « Les origines du terme ne sont pas trop obscures et peuvent être situées au Paris des années 1950 et aux lettristes, un mouvement annonciateur des situationnistes. Sous la direction de Guy Debord, la psychogéographie devint un outil pour tenter de transformer la vie urbaine, tout d’abord pour des raisons esthétiques puis plus tard avec des visées de plus en plus politiques. » [1] Ainsi donc si Londres en est une capitale, Paris se trouve tout de même à l’origine de cette discipline – poétique – esthétique, choisissez les termes qui vous conviendront le mieux.

St Pancras Lock : bruit de chute d’eau — l’écluse. Toujours des joggeurs. La tonalité d’appel de la gare résonne jusqu’au bord de l’eau. Étonnant Canal du Régent, qui dans les environs hésite constamment entre un charme désuet de cottage, une laideur de décharge, l’abandon d’une friche industrielle et la grâce multicolore des péniches. Passe un train de marchandises, vert et jaune acide, qui klaxonne gaiement. Juste après St Pancras Lock, des hangars en bois, blancs, au ras de l’eau, auxquels je n’avais jamais prêté attention auparavant : ce sont des ateliers de réparation de péniches ; l’un d’entre eux est ouvert, bruits de voix, de scie et d’eau. Sous le pont ferroviaire achève de rouiller une grosse barge en métal, qui sert de véritable décharge flottante : branchages, caddies, panneaux de circulation routière…

Cherchons tout de même une autre définition, tiens chez un Anglais, puisque ce mot de psychogéographie, après avoir été créé en France, a été si bien adopté par les marcheurs d’outre-Manche : « Psychogéographie : un guide pour débutant. Dépliez un plan des rues de Londres, placez un verre, renversé, n’importe où sur la carte, et tracez un cercle sur son bord. Prenez le plan, sortez en ville et marchez le long du cercle, en restant le plus près possible de sa circonférence. Tout en la vivant, enregistrez cette expérience, sur les supports ayant votre préférence : film, photographie, manuscrit, enregistrement audio. Saisissez le fil de la plume textuel de la rue ; les graffitis, les déchets de marques, les bribes de conversation. Coupez pour dégager les signes. Enregistrez le flot de données. Soyez attentifs au passage des métaphores, cherchez les rythmes visuels, les coïncidences, les analogies, les ressemblances de famille, les changements d’humeur de la rue. Bouclez le cercle, et l’enregistrement se termine. Marcher crée le contenu ; les pas font le reste. » [2] Voilà toute l’affaire, donc : la psychogéographie c’est tout l’art de savoir se perdre dans une ville, de la découvrir au ras du bitume, de transformer la marche urbaine en une façon d’explorer et de rêver, tout à la fois.

Ça ruisselle, ça ruisselle, j’ai l’impression de pénétrer à l’intérieur d’une fontaine. Les nombreuses chutes d’eau, le vert sombre du canal, les nuances de brun, rouille, glauque, paille, brique, la végétation rousse par endroits et verte par d’autres, les rivets gris clair du pont, les mousses sombres, les entretoises noires, les murs en brique d’un violet profond ou d’un carmin léger, brusquement tout est une délicieuse symphonie de couleurs. Il y a pourtant quelques papiers gras, des sacs en plastique, mais je ne les vois pas, ne les ai pas vus. Plus loin, un pont neuf sur de vieilles piles en pierre. Le canal s’élargit au-delà, s’éclaircit, devient le domaine des bureaux modernes et des entrepôts post-modernes. La cloche d’une église continue de résonner, lancinante. Le lierre et les buddleias rivalisent serré pour occuper le mur. De l’autre côté du canal, derrière une rangée de bâtiments modernes bas, en plastique moulé gris, beige, gris, vert fluo, gris, toute une flottille de camionnettes s’agglutinent dans une vaste cour — telles d’énormes hannetons rouge vif.

Mais pourquoi Londres serait-elle la ville par excellence de la psychogéographie, me redemanderez-vous ? Le phénomène a de quoi étonner, il est vrai : classiquement, les grands textes du domaine déambulaient plutôt dans Paris, que l’on pense aux surréalistes (Nadja de Breton, Le Paysan de Paris d’Aragon), aux « clochards volontaires » des années 1950 (Jean-Paul Clébert, Bob Giraud, Jacques Yonnet), ou bien encore à certains grands noms de la littérature française récente (le poète Jacques Réda, le romancier Patrick Modiano)… Alors quoi, quel basculement entra donc en œuvre, quelle attraction Londres se mit-elle à exercer au juste ?

Sous un petit pont en métal noir décoré de motifs géométriques blancs : roucoulements des pigeons abrités sous les entretoises, claquements des ailes. Le paysage évolue encore, la ville se rapproche, domine directement le canal : rouge, rouge, la brique des façades, noirs les troncs dénudés. Au-delà d’un petit pont si bas, si voûté, qu’il faut se pencher pour le passer, une rangée de taudis au ras de l’eau a été rasée ; des terraces traditionnelles exhibent leurs fenêtres surprises de contempler le canal après tant d’années. Encore une cloche d’église, tout près. Trois canards bavards et circonspects. Kentish Town Road Lock : juste au-dessus, cet étrange bâtiment à la « Humpty-Dumpty » — chaque élévation de son toit est dominée par un œuf fièrement posé dans un coquetier. Détail cocasse non prévu par l’architecte, Terry Farrell  : des mouettes couronnent les œufs à intervalles réguliers. Il avait érigé tout cela pour une chaîne de télévision pour enfants, qui depuis a fait faillite. Mais voici Hawley Lock, brique noire, puis Camden Lock. Le marché bruisse et gronde de l’autre côté d’une haute palissade multicolore.

Remarquez, il y a toujours eu une certaine littérature psychogéographique londonienne, en concurrence avec celle de Paris : dans son guide, Merlin Coverley convoque par exemple Arthur Machen (peut-être le premier auteur à fournir un véritable modèle d’errance urbaine, lui qui savait dénicher le moindre détail insolite, dans sa Londres gothique), Robert Louis Stevenson dans L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde, ou bien encore William Blake. Mais en définitive, un homme surtout transforma la psychogéographie aux dimensions et aux besoins de Londres : un certain Iain Sinclair. Référence obscure que celle-ci jusqu’à une date récente, mais par bonheur deux éditeurs viennent d’un peu le traduire en français, ce Sinclair : référez-vous alors au mince Londres 2012 et autres dérives (Manuela Éditions, 2011) et au ventru London Orbital (chez Inculte, 2010).

Au-delà du marché, le canal change encore d’aspect, se fait coquet et bourgeois avec l’arrière des terraces chics. Les jardins descendent vers l’eau : saules, ponts d’accotement, tables de jardin… Des péniches s’alignent contre le canal way en une chenille colorée. Une bonne odeur de feu de bois flotte sur les lieux, émanant des cheminées des bateaux. Quelques mouettes passent dans le ciel en geignant. Et comment décrire le doux bonheur qui m’envahit à la vue de ce petit pont aux flancs partiellement couverts de lierre, que domine une haute maison sculptée dans le beurre frais. Passé le pont, une autre demeure à la haute façade d’un blanc-bleuté. Un balcon s’y accroche, délicatement ouvragé, couvert par l’arrondi excentrique d’une toiture en métal sombre. Le charme discret de la bourgeoisie, réinventé par l’architecte favori du prince Charles, Quinlan Terry. Car toutes ces belles demeures ne sont pas authentiquement anciennes : tout comme le front de Tamise de Richmond, plusieurs ne constituent en réalité que des sortes de pastiches architecturaux pour nostalgiques fortunés. Face à ces murs crémeux et aux palmiers fièrement dressés sur le grand ciel pluvieux, s’élève la petite église St Mark. Austère et ramassée, toute habillée d’une sévère pierre grise, elle pointe au-dessus du chemin, ne s’aperçoit que dans une trouée du feuillage.

Ce que pratique Iain Sinclair, depuis l’époque honnie des ravages thatchériens, c’est une forme de promenade décidée et hallucinée à la fois, un arpentage à longs pas de la métropole britannique avec en tête un immense mélange de paranoïa, d’imagination ésotérique et d’histoire locale. Il n’est pas un flâneur, plutôt un obsessionnel de la marche, un géographe psychotique qui, dans ses ouvrages, sait avec un talent formidable lier dans un seul torrent de mots ses digressions littéraires, ses connaissances pointues et ses hantises autobiographiques. Sinclair s’impose comme le modèle idéal de l’écrivain comme marcheur. Convaincant, influent, il a été suivi par bien d’autres Londoniens, au premier rang desquels Peter Ackroyd (auteur d’une monumentale biographie de Londres). La psychogéo londonienne est devenu domaine si prisé, si culte, qu’il pénètre maintenant même la littérature populaire : Mike Carey (trad. chez Bragelonne), Kate Griffin (trad. chez Eclipse), Christopher Fowler (la série Bryant & May hélas non traduite) ou Ben Aaronovitch (trad. chez J’ai Lu) en font la matière de leurs séries entre polar et fantastique.

Le canal s’évase le temps d’un bras mort. La silhouette droite d’un héron me fait penser à un vieux gentleman : chevelure chenue et capeline grise jetée sur les épaules. Il semble couver d’un regard réprobateur les dorures extravagantes de la péniche-pagode (un restaurant chinois) qui s’élève le long de la rive haute. Arrêt d’un instant, pour une simple émotion : la beauté d’un arbre penché au-dessus de l’eau, chacun de ses rameaux porteur d’une goutte étincelante. Prenant des allures d’estampe japonaise, il se découpe clairement sur un fond de pont ouvragé en métal noir et de quelques demeures sombres.

Si l’on recherche des raisons à ce domaine si déraisonnable, si erratique, qu’est la psychogéographie de Londres, sans doute faut-il évoquer à quel point cette ville est immense, bien plus grande que Paris. Songer aussi qu’elle ne fut jamais sujette aux massives planifications du Second Empire, qui transformèrent Paris en un territoire de perspective grandiose tandis que Londres demeurait dans son jus, évoluant non pas par coupes franches d’un Hausmann légiférant mais par amoncellement et hasards. En cela Paris s’avère rectiligne tandis que Londres sinue, hésite, bégaie, terrain chaotique et donc parfaitement propice à de continuelles découvertes. Un autre élément à évoquer : les squares, les parcs, les coulées vertes, tant et tant d’espaces semi-clandestins, semi-naturels, comme autant de jardins secrets. Londres possède à merveille l’art de la respiration, des évasions buissonnières. Encore : les friches industrielles, qu’à Paris Philippe Vasset alla chercher dans la banlieue (Un livre blanc, 2007) et qui, à Londres, subsistent encore par immenses zones (malgré l’aménagement des Docklands, malgré celui de la cité olympique).

Londres des marcheurs, Londres de l’exploration urbaine : Londres psychogéographique. Et qu’importe si ces souvenirs d’une attentive promenade le long du canal du Régent datent déjà de plusieurs années, si les lieux ont un peu changé, si les hannetons rouges sont désormais cachés par de nouveaux bâtiments et si le marché s’est transformé en une triste caricature de lui-même, Londres se réinvente sans cesse et l’on peut toujours y marcher, y découvrir, y explorer — une immensité urbaine qui semble se jouer des règles ordinaires de l’écoulement du temps, tout se chevauche, sous le ciel tumultueux.

[1] Merlin Coverley, Psychogéographie ! Poétique de l’exploration urbaine, Les moutons électriques, 2011.

[2] Robert McFarlane, « A Road of One’s Own », in Times Litterary Supplement du 7 octobre 2005.

Une comète nommée Moumine

En 1946, une autrice finlandaise de langue suédoise publie un roman pour la jeunesse, Kometjakten (Une comète au pays de Moumine) qui pose tranquillement les bases d’un univers complètement original.  Née le 9 août 1914 à Helsinski, Tove Jansson est issue d’une famille d’artistes: son père était sculpteur, sa mère peintre. Élevée, avec son jeune frère Lars (qu’elle surnommait « Lasse »), dans une atmosphère à la fois bourgeoise et bohème, dans la culture et l’art, elle décide tout naturellement de suivre des études graphiques. Et comme elle se sent également attirée par la prose, elle se tourne vers la réalisation de romans illustrés pour la jeunesse, qui était déjà le domaine d’expression de sa mère. Son premier dessin politique étant publié à 15 ans, Tove Jansson intègre peu de temps après une école d’art de Stockholm, avant de rentrer à l’âge de 19 ans dans une école d’art d’Helsinski, puis d’aller se promener et se former de par l’Europe. En 1938, elle prend des cours aux Beaux-Arts de Paris, avant de regagner son pays natal. Poursuivant en 1940 sa collaboration avec le journal humoristique Garm, elle invente une sorte de petit troll (figure mythologique commune en Finlande) pour accompagner sa signature. C’est le mélange de cet étrange petit animal ressemblant un peu à un hippopotame et des souvenirs de l’autrice dans la bohème familiale au bord de la mer, qui va donner naissance au Pays de Moumine et à ses excentriques habitants.

Le premier livre situé dans cette vallée heureuse ayant séduit un large public, Tove Jansson donne deux ans plus tard une suite à sa création, sous la forme d’un recueil de nouvelles:  Trollkarlens hatt (Moumine le troll), suivi d’un deuxième en 1950, Muminspappans memoarer (Les Mémoires de Papa Moumine). En seulement trois volumes, cette série acquiert une notoriété suffisante pour qu’un éditeur anglais s’y intéresse, qui les traduit en 1950 (la France ne découvrira hélas cette étonnante création qu’avec trente ans de retard, avec des traductions chez Nathan).

L’univers de Tove Jansson est subtilement poétique et mélancolique, avec sous sa veine burlesque une satire du comportement humain: Sniff le petit animal vélléitaire et pingre, les Émules incarnant tout ce que l’humanité comprend de collectionneurs obsessionnels et d’érudits aux idées fixes, les Fillyjonks comme autant de vieilles filles névrosées, chaque peuplade des vallées nordiques proches de celles des Moumine trace son propre chemin en complet égoïsme. Dans cette comédie humaine, la famille Moumine (en anglais, Moomin) propose un havre de tranquillité petite-bourgeoise, de bonhommie un peu artiste et d’hospitalité généreuse. Papa Moumine (en chapeau haut-de-forme) se remémore ses aventures de jeunesse dans d’interminables mémoires, tout en échafaudant de temps à autre quelques plans peu pragmatiques. Maman Moumine (en tablier et avec un sac à main) vaque aux tâches quotidiennes avec un aplomb imperturbable, accueillant de distraits « Yes dear » les idées saugrenues de son époux. Quant au petit Moumine lui-même, c’est un enfant sensible et rêveur, un peu balourd, souvent naïf.

Outre trois livres illustrés, Tove Jansson produira en tout huit romans sur la famille Moumine — l’avant-dernier, Papa Moumine et la mer, voyant le trio quitter sa vallée chérie sur une idée du père, pour aller vivre sur une île isolée, dans un phare. Ainsi déplacés, confrontés à la rudesse du réel, chacun se voit contraint d’affronter ses peurs: échec des ambitions du père, sentiment de vacuité de la mère, solitude du petit… D’une tonalité étonnamment adulte et nostalgique, dépressive par endroits, cette oeuvre clôt pour ainsi dire le cycle, avec le passage des Moumines à l’âge adulte. Un huitième roman, encore non traduit en France, Moominvalley in November (1971), voit six personnages différents secouer leur dépression ou leur routine afin de regagner la vallée des Moumine, dont ils se remémorent (ou dont ils imaginent) la chaleureuse tendresse. Las: en ce mois de novembre froid et pluvieux, la famille Moumine a déserté son foyer, ayant déménagé pour son phare lointain. En attendant leur hypothétique retour, les six personnages organisent une petite communauté, une presque famille, en tâchant de définir un rôle pour chacun. Dans le souvenir des Moumine, les six errants trouvent une forme de paix, se réconcilient avec eux-mêmes et avec les autres — et repartent, rassérénés, juste au moment où, loin sur l’océan, le bateau des Moumine s’approche, la famille étant de retour pour hiverner dans la vallée.

Entre-temps, cependant, Tove Jansson avait été fort active sur le plan graphique: en effet, un syndicat de presse londonien la contacte vers 1950 en vue de la réalisation d’un comic strip sur ses personnages fétiches. Ayant déjà fait une première incursion de ce type dans la bande dessinée (Mumintrollet och jordens undergang, pour un quotidien suédo-finlandais, Ny Tid), Tove Jansson accepte et, en 1953, Moomin débute dans les pages du London Evening News.

Le public visé étant plus adulte que celui de ses romans illustrés, Tove Jansson a un peu modifié son approche de l’univers Moumine : tout d’abord orphelin, Moumine y est non plus un enfant mais un pré-adulte — souvent inquiet, parfois jaloux, parfois colérique. La satire se fait plus grinçante dans le comic strip que dans les romans, avec un rôle important de l’humour. Malaisée dans le format « trois cases par jour », la contemplation et la poésie sont tout d’abord fort peu présents, mais seront petit à petit réintroduits au cours des années. Ce qui prolifère, en revanche, ce sont des personnages plus excentriques et égoïstes que jamais, des situations burlesques et des leçons de vie douce-amères. Vite éreintée par un rythme de production qui convient peu à sa nature rêveuse, Tove Jansson se fait d’abord seconder par son frère Lars, avant de lui abandonner le strip durant ses deux dernières années (l’aventure anglaise s’interrompant en 1961). C’est le même Lars Jansson qui supervisera la production, au Japon, de plusieurs saisons et de plusieurs téléfilms animés sur Moumine, d’une fidélité remarquable à l’œuvre d’origine (deux coffrets DVD sont déjà parus en France, chez Déclic Images).

De même que pour les romans, le succès international est rapidement au rendez-vous: le strip Moomin est traduit dans 40 pays [pas en France à l’époque, mais depuis la parution de cet article, les BD sont parues en album français chez Petit Lézard]. En Finlande, bien entendu, le succès prend l’ampleur d’un phénomène de société, dépassant largement la renommée que peuvent avoir Tintin ou Astérix sur nos terres francophones. Aujourd’hui encore, il suffit d’entrer dans n’importe quel magasin en Finlande pour tomber sur un merchandising pléthorique. Décédée en 2001, Tove Jansson jouit toujours dans son pays d’une célébrité exceptionnelle, qui va de la production de nouvelles BD à l’émission de timbres, en passant par les biscuits en forme de Moumine.

Introuvable en langue autre que finnoise jusqu’alors, les strips ont fait l’objet du début d’une somptueuse édition intégrale chez l’éditeur canadien Drawn & Quaterly. Paru fin 2006, le premier tome de Moomin, the Complete Tove Jansson Comic Strip, s’inscrit bien entendu dans l’actuelle vogue de publication de strips anciens, mais le format choisi est vertical, sous l’aspect d’un album cartonné au dos toilé, dont les pages sont imprimées impeccablement sur un fort papier ivoire. D’aspect assez luxueux, cet objet n’est pas seulement un régal pour l’amateur de beau livre, puisqu’il permet enfin de (re) découvrir l’art graphique de Tove Jansson dans sa forme séquentielle.

Quelle culture Tove Jansson avait-elle, en 1950, quant à la BD en général et aux comic strips en particulier ? Ses options semblent indiquer qu’elle a essentiellement réinventer la forme pour son propre usage, n’hésitant pas à user d’éléments de l’intrigue transformés en motif pour séparer deux cases, traçant des phylactères grêles, découpant le cadre pour telle ou telle pièce du décor. Bien que de dessin comique (bien que relevant du dessin d’humour?), Moomin ne fonctionne pas comme les strips de gag à la Peanuts, les strips regroupés se lisent (se lisant) essentiellement comme un seul récit, réparti en trois ou quatre cases collées en une seule bande: l’espace inter-iconique n’existe chez Tove Jansson que dans le cadre de l’album, d’un strip à l’autre, quasiment jamais d’une image (case ?) à l’autre.

On court, on trépigne, on sursaute, les ronchons ronchonnent, les rêveurs rêvassent, les arpagons entassent. En 95 pages à l’encre bien noire et au papier bien crémeux, la magie de petits trolls nordiques commencent à se déployer. Enfin exhumée, cette bande dessinée va rejoindre le panthéon du funny intellectuel, quelque part aux côtés de Krazy Kat, de Pogo, de Barnaby ou de M le magicien. Que du bonheur.

Miroir et curiosité

Trois enfants hantent les pages du merveilleux depuis la fin du dix-neuvième siècle, trois enfants remuants dont le charme et la turbulence ont fini par faire figure non pas d’exemple, mais d’archétype. Pour un écrivain, que rêver de mieux que de donner le jour à une œuvre dans laquelle presque toute l’humanité semble se retrouver ?

Une poupée de bois cherchant à devenir humaine, en commettant tous les méfaits possibles, allant même jusqu’au meurtre de sa conscience, dans son adoption naïve des travers d’un « mauvais garçon ».

Un gamin généreux et égoïste, qui a refusé à jamais le monde et les responsabilités des adultes afin de devenir une parfaite incarnation de l’enfance.

Une petite fille à l’insatiable curiosité, qui passe à travers le miroir et au cœur des merveilles, sans en être jamais transformée tant elle est sûre d’elle-même, observatrice étonnée mais obstinée.

Le premier est Pinocchio, créé par Carlo Collodi. Le second Peter Pan, imaginé par James M. Barrie. Et la troisième n’est autre, bien entendu, que l’immortelle Alice de Lewis Carroll.

Immortelle, oui, comme un certain après-midi entre amis, un beau jour d’été. Une bulle de temps figée dans la naissance d’un chef-d’œuvre. Quelques instants dont jamais la magie ne s’est éteinte : l’exemple même de ces langueurs estivales où « il fait si chaud qu’[on] n’a même pas le courage de se lever pour cueillir des fleurs et en confectionner une guirlande. »

Fille du doyen de Christ Church, l’un des plus éminents collèges d’Oxford, Alice Liddell n’a que neuf ans lorsqu’un timide et bégayant révérend lui conte les curieuses aventures de son homonyme. Nous sommes le 4 juillet 1862, lors d’un charmant pique-nique en barque sur la rivière. « Sous un beau ciel d’été que dore un clair nuage, nous voguons, le cœur en fête, au fil de l’eau », se souviendra un peu plus tard le narrateur des aventures d’Alice, Charles Lutwidge Dodgson, sous le pseudonyme de Lewis Carroll. Robinson Duckworth, un ami professeur à Trinity College, accompagne ce jour-là Dodo-Dodgson — amical surnom dû au bégaiement du révérend — en excursion avec les trois sœurs Liddell : Lorina, Edith et Alice. Duckworth racontera qu’il ramait à l’arrière et Dodgson à l’avant. Ce dernier se mit à raconter son histoire par-dessus l’épaule de Duckworth, à l’intention de sa petite favorite, la jeune Alice, qui dirigeait leur embarcation. Surpris par tant d’inventivité, Duckworth demanda si l’aventure contée par Dodgson était improvisée. Et tel était bien le cas. Nommée Tamise lorsqu’elle est londonienne, la rivière se trouve baptisée Isis quand elle parcours Oxford, et ses eaux calmes et ombragées, aux canards barbotants et aux canots grinçants, portèrent les premières curiosités d’une Alice se demandant « À quoi peut servir un livre où il n’y a pas d’images ? »

Né le 27 janvier 1832 dans le Cheshire, où son père est vicaire, Charles Lutwidge Dodgson va à l’école à Richmond, au collège à Rugby et enfin à l’université à Oxford, où il intègre Christ Church en janvier 1851. Quatre années plus tard, il obtient un poste d’assistant dans cette même université, qu’il ne quittera plus jamais. Ordonné prêtre en 1861, parce qu’à l’époque le statut d’ecclésiastique est encore exigé pour tous les membres du corps enseignant d’Oxford, Dodgson n’endossa aucune responsabilité paroissiale, préférant ô combien la calme retraite d’un chercheur en logique et mathématiques, plutôt que l’exposition et les devoirs d’une charge sacerdotale. Timide, bègue, le révérend Dodgson se trouve généralement plutôt mal à l’aise dans ses rapports avec les adultes mais célèbre, comme beaucoup de ses contemporains, une certaine idée de la pureté enfantine. À l’instar du grand esthète John Ruskin — qui apprécie les représentations de petites filles —, la dessinatrice Kate Greenaway — qui leur consacre toute sa carrière — ou du dramaturge J.M. Barrie — qui joue avec de jeunes garçons —, il estime que le contact avec la pureté enfantine ne peut qu’être moralement bénéfique : à fréquenter les petits on s’élèverait l’âme.

L’époque est aux nouveautés technologiques, les merveilles du monde peuvent désormais être fixées sur une plaque badigeonnée d’albumine — le révérend Dodgson se passionne donc pour la photographie. Pionnier de cet art nouveau, il met en scène ses jeunes amies, petites fées pré-pubères tendrement vêtues ou dévêtues, mais également leurs familles car, tout asocial qu’il soit, Dodgson fréquente les cercles intellectuels les plus prestigieux de l’Angleterre victorienne. Ainsi n’est-il pas rare de le voir du côté de Cheyne Walk, dans ce Chelsea récemment adopté par une colonie d’artistes en vogue : le révérend photographie la famille Rossetti, croise Carlyle et Swinburne, s’acoquine des Préraphaélites les plus fameux.

Le manuscrit intitulé Alice’s Adventures Underground (Les Aventures d’Alice sous terre) est achevé en 1863. Parmi ses amis de l’époque, se trouvent les enfants d’un autre écrivain, déjà célèbre, George MacDonald. Son fils Greville, âgé de six ans, lit l’œuvre de Carroll et déclare, au comble de l’enthousiasme, qu’il en faudrait 60 000 volumes « tellement c’est bien ». Auteur de classiques du merveilleux pour la jeunesse, tels que At the Back of the North Wind (1871), La Princesse et le gobelin (The Princess and the Goblin, 1872) et The Princess and Curdie (1883), George MacDonald conseille au révérend Dodgson de s’adresser à un éditeur qui vient justement de publier une autre fantasy pour la jeunesse écrite par un prêtre d’Oxford, The Water Babies, par Charles Kingsley.

Dodgson transforme son roman en le doublant de volume, en change le titre (le roman s’intitulera dorénavant Alice au pays des merveilles — Alice’s Adventures in Wonderland), et, conscient des faiblesses de son propre dessin, porte son choix sur le caricaturiste John Tenniel, qu’il désire voir travailler sur son œuvre. Hors de question de publier cette fantaisie sous son véritable nom, cependant : il signe Lewis Carroll, un pseudonyme manigancé un peu plus tôt dans le but de publier quelques textes comiques dans des revues.

Les aventures d’Alice voient enfin le jour sous forme de livre en juillet 1865 — soit trois ans après le fameux pique-nique. Pourtant, rien ne va plus : Tenniel trouve à redire quant à la qualité d’impression. Le trait est parfois flou, le papier un peu baveux. Colère de Tenniel, qui se scandalise d’un aussi mauvais traitement de son art. Il faut dire que le tandem Carroll / Tenniel ne va pas sans affrontements. Tous deux perfectionnistes, voire butés, Carroll et Tenniel n’ont cessé de se chercher chicane depuis le premier instant de leur tumultueuse collaboration. Mais enfin, Carroll finit par céder et fait envoyer le tirage médiocre aux États-Unis (animé du préjugé selon lequel ces rustres des anciennes colonies n’y prendraient pas garde) et paye de ses propres deniers une deuxième impression, sur papier de qualité supérieure. De retard en retard, ce n’est qu’à la Noël 1865 que le livre sort pour de bon. Avec un succès aussi immédiat que phénoménal.

Le reste est bien connu : un deuxième Alice en 1872, De l’autre côté du miroir (Through the Looking-Glass), qui rencontre un succès non moins formidable que le premier. Ces deux romans révolutionnent la littérature pour la jeunesse, jusqu’à alors essentiellement dominée par de sombres figures, des leçons de moral, des préceptes religieux ainsi que des héros et héroïnes hantés par le péché. Tandis que les œuvres de Lewis Carroll apportent soudain la lumière, la liberté et une touche délicatement irrévérencieuse. Jusqu’à la reine Victoria qui, ayant lu le premier Alice, fait envoyer chercher Lewis Carroll peu après la publication initiale de son roman. Sa majesté papote avec le révérend, le félicite, et surtout lui recommande de ne pas manquer de lui envoyer un exemplaire de son prochain livre. Naïveté ou malice ? Lewis Carroll n’oubliera pas d’obéir à cet ordre royal : le livre qu’elle reçut était un très complexe manuel de mathématiques, compilé par un professeur d’Oxford nommé Charles Lutwidge Dodgson… Imaginez la déception de Sa Majesté !

Carroll / Dodgson écrit ensuite de nombreux autres ouvrages, qu’il s’agisse de poèmes non-sensiques, de romans pour la jeunesse ou d’études sur la logique. Et à la photographie succède le théâtre comme principal hobby du révérend. Mais pour sa part, Alice a déjà pris son autonomie. Cette petite fille décidée et trop curieuse s’impose rapidement dans l’imaginaire collectif, et avec elle tout le jeu des images et situations inventés par Lewis Carroll. Refusant le monde tel qu’il est accepté par la plupart des adultes, Alice comprend que le sérieux n’est pas toujours si sérieux que le voudraient les pompeux de tous bords. Elle se joue du sens et du non-sens, lie langage et inconscient sans avoir l’air d’y toucher, aboli l’espace entre rêve et réalité. « Curieux ! », dirait-elle : de la guimauve yankee filée par les studios Disney au cauchemar tchèque animé par Jan Svankmajer, la fillette-mystère ne perd rien de sa mordante présence.

Apparemment plus humaine que Pinocchio et plus présentable que Peter Pan, Alice, toute en mèches blondes et les yeux grands ouverts, n’en fait et n’en fera jamais qu’à sa tête. Parodiez-la ou rendez-lui hommage, qu’importe : Alice est inoubliable.