L’institutrice et les extraterrestres

Il n’y a pas longtemps, j’avais envie de relire des nouvelles de Zenna Henderson — et j’ai réalisé que l’intégrale Ingathering faisait partie des livres « empruntés » par une personne indélicate. Je l’ai donc racheté, ma foi. Et me suis souvenu avoir d’antan consacré un petit article à cette autrice…

Ils sont parmi nous : vieux thème de la science-fiction ! D’ordinaire, on pense que les extraterrestres ainsi introduits chez nous sont plutôt du type sournois et maléfique, d’affreux envahisseurs venus pour nous mentir et nous spolier. Pourtant la littérature de science-fiction a souvent parlé d’E.T. bénéfiques, de gentils paumés venus de l’espace…

Née près de Tucson, Arizona, en 1917, Zenna Henderson (née Chlarson) passa la plus grande partie de son existence comme maîtresse d’école dans les établissements scolaires de l’Arizona rural. Elle enseigna également en France durant deux ans, puis une année dans le Connecticut, et « en Arizona, j’ai enseigné dans un camp de déplacement de Japonais durant la Deuxième Guerre mondiale puis, bien plus tard, dans un camps militaire — Fort Huachuca. J’ai enseigné dans une ville minière à moitié fantôme, où les enfants devaient apporter des bouteilles d’eau parce que la pression de l’eau était trop faible pour monter jusqu’en haut de la colline où était située l’école. (…) De profession, je suis institutrice. De vocation, je suis écrivain. »[1]

Cet enracinement dans la campagne d’Arizona et dans la profession d’institutrice sont les bases de toute la carrière d’autrice de Zenna Henderson, qui durant plus de trente ans livra des nouvelles à la revue F&SF. Jamais elle n’écrivit de roman, rarement elle s’éloigna de ses racines : la quasi totalité de ce qu’elle écrivit tient en quatre petits recueils. Les histoires tournant autour de l’univers scolaire étaient la spécialité d’Henderson — elles lui permettaient une vaste gamme d’événements toutes vues à la fois par la sensibilité des adultes et par celle des enfants. Minimalistes dans leur cadre comme dans leur portée, ses nouvelles jouaient uniquement dans une gamme toutes en demi-teintes. Souvent marquées par une grande sentimentalité, elles pouvaient cependant être également cruelles, proche de l’horreur moderne.

Sa première nouvelle sortit en 1951 : « Come On, Wagon » (in F&SF, bien entendu). Et dés sa deuxième (« Ararat », octobre 1952), elle débuta le cycle pour lequel elle mérite de demeurer dans la mémoire de la science-fiction : les Chroniques du Peuple.

PERDUS SUR TERRE

Les habitants de Cougar Canyon ont beaucoup de mal à garder un instituteur. En fait, ils en changent chaque année, et bon nombre des enseignants qu’on leur a envoyé au fil des ans n’est jamais repartit de la petite bourgade : un secteur du cimetière local est réservé aux vieux instituteurs mort à la tache. D’ailleurs, cette année le rectorat a déclaré forfait : les dirigeants de Cougar Canyon ont du se débrouiller tout seuls pour trouver leur instit’, en faisant appel à une agence d’intérim de la côte.

C’est une jeune femme, cette fois, qu’on leur envoi : un changement agréable par rapport aux vieux bonshommes en fin de carrière auxquels Cougar Canyon a droit habituellement. Et puis, qui sait ? Peut-être une jeune personne sera-t-elle moins impressionnable qu’un presque-retraité ? Les enfants font ce qu’ils peuvent pour rester sages, mais c’est dur lorsqu’on est en petite classe de se souvenir qu’il ne faut pas léviter ni téléporter…

51kGR+AdcrL._SX299_BO1,204,203,200_« Ararat » révèle la présence, dans les années 40, d’un petit groupe (je devrais plutôt écrire : Groupe) d’extraterrestres échoués sur Terre, suite à la destruction de leur vaisseau. Le Peuple, fuyant la destruction de sa planète d’origine, a voyagé dans l’espace à la recherche d’une nouvelle terre d’accueil, et l’un de leurs vaisseaux ayant connus des difficultés a explosé en vol au-dessus de l’Arizona. Une nacelle d’évacuation s’est écrasée contre le mont Baldy, dans l’immensité presque désert qui s’étend derrière le village de Kerry Canyon. Là, le Peuple a fondé Cougar Canyon — à l’écart des humains mais en imitant leur façon de vivre. Quasi semblables à nous, physiquement, ceux du Peuple se souviennent encore de la communion psychique de leur civilisation d’origine, et ils sont doués de divers pouvoirs parapsychiques (télépathie, télékinèse, etc). L’arrivée de la nouvelle institutrice, dans « Ararat », révèle à la petite communauté qu’il existe certainement d’autres membres du Peuple ailleurs, disséminés loin du refuge de Cougar Canyon, en but à la différence et obligés de cacher leurs Pouvoirs…

« Lorsque j’ai commencé à écrire « Ararat », le Peuple était supposé être un groupe étrange ayant traversé, par magie, l’océan Atlantique en tant que réfugiés d’une sorte de pays genre Transylvanie. Cependant, j’éprouvais des difficultés à écrire à propos de gens déplaisants, mes personnages devinrent donc de plus en plus « Peuple », jusqu’à ce que je laisse tomber mon idée d’origine et développe à la place le principe de réfugiés venus d’un autre monde. »[2]

Publiée au début des années 1950, cette nouvelle reflète l’intérêt de l’époque pour la parapsychologie — une discipline qui, étudiée scientifiquement depuis les années 20 (par William McDougall et le couple Rhine, en particulier), parviendra au devant de la scène intellectuelle dans les années 50 et 60. La parapsychologie trouvera une manière d’apothéose en 1969, avec son acceptation en tant que science par la Société des sociétés scientifiques américaines. Mais ensuite, entre positivisme triomphant et discrédit dû aux illuminés de tous poils, la recherche en parapsychologie se fera de nouveau très discrète. Toujours est-il que si, de nos jours et par peur d’un certain ridicule, peu d’auteurs osent encore parler de parapsychologie, le sujet était encore considéré comme valable dans les années 1950. De Theodore Sturgeon à Clifford D. Simak, en passant par Frank M. Robinson (The Power, 1956 ; un classique méconnu en France), nombreux sont les auteurs qui basèrent leurs œuvres sur le sujet de l’E.S.P. — ou des « psionics », pour utiliser le terme forgé par le bouillonnant responsable d’Astounding, John W. Campbell Jr. Chez Zenna Henderson, les enfants s’envolent, on gare les voitures dans les arbres et il n’y a pas besoin de se lever pour saisir un bouquin. L’autrice a même créé tout un vocabulaire spécialisé, souvent très poétique dans ce qu’il évoque — les membres du Peuple utilisent des rayons de soleil « noués » pour certaines de leurs actions, par exemple.

« Ararat » témoigne également d’une époque où les États-Unis voient encore cohabiter un mode de vie rustique, hérité du temps des pionniers, et le triomphe de la technologie. « Il n’y a jamais eu une nette dichotomie entre technophile et technophobe. Les intérêts des écrivains sont trop divers pour cela. Antithétique à la fois au souci ultra-technologique d’Analog et à l’emphase stylistique expérimentale de New Worlds, existait une école d’écriture que nous pourrions nommer la Pastorale Américaine Post-Technologie. Traditionnelle, confortable et profondément humaniste dans son approche, cette école est particulièrement bien représentée par trois auteurs, Clifford Simak, Edgar Pangborn et Zenna Henderson. Il y en a d’autres, bien sûr, mais ces trois là laissèrent leur marque sur la décennie, en publiant dans des magazines comme F&SF et Galaxy. Par leur influence, ils donnèrent à ces revues une bonne part de leur coloration particulière », explique Brian Aldiss dans son incontournable essai Trillion Year Spree. On peut ajouter, de plus, que les deux magazines en question étant ceux qui bénéficièrent d’éditions françaises (respectivement Fiction et Galaxie), cette école « pastorale » de la science-fiction nord-américaine est particulièrement familière aux lecteurs français.

Humaniste, la science-fiction pastorale ne rejette pas l’Autre : si les décors des Chroniques du Peuple rappellent fortement ceux de la série télé Les Envahisseurs, son idéologie est radicalement différente. En pleine guerre froide, la science-fiction de Zenna Henderson nous dit : acceptons les autres, reconnaissons la différence comme une richesse et non comme une séparation. Les extraterrestres du Peuple ne font pas peur : ils soignent, ils compatissent, ils accueillent — ils émerveillent. Je parlais, à propos de Rite de passage d’Alexei Panshin (chapitre quatre) du sense of sharing (sens de partage, sentiment d’émerveillement en découvrant les autres) par contraste avec le sense of wonder (émerveillement devant le monde extérieur) : l’œuvre d’Henderson en est un superbe exemple.

Les Chroniques du Peuple ont la grâce de l’évidence : qui n’a pas eu l’impression, un jour, de ne pas tout à fait faire partie de l’humanité ? Chez Henderson, ce fantasme est vrai — littéralement. L’autrice reçut d’ailleurs toute sa vie des courriers de lecteurs détraqués, la suppliant de leur dire où se trouve Cougar Canyon car ils sont du Peuple et veulent retrouver les leurs ! Pathétique, cette réaction est néanmoins symptomatique de l’attrait des Chroniques du Peuple : parlant de problèmes intimes, douloureux (différence, inadaptation sociale, rejet par les autres), elles sont de ce fait même… universelles.

RÉUNION

51CH43YXZ5L._SX304_BO1,204,203,200_Les nouvelles suivantes de la Chronique du Peuple sortirent en 1954 (« Gilead »), 1955 (« Pottage »), 1957 (« Wilderness »), 1958 (« Captivity ») et 1959 (« Jordan »). Une nouvelle par an, même pas : miss Henderson n’était pas une autrice prolifique. Même en comptant les quelques fictions hors cycle qu’elle publiait entre temps. Chacune de ces nouvelle permet de mieux explorer l’univers fragile du Peuple sur Terre : le village de Bendo, qui vit dans le souvenir terrifié des massacres qui suivirent l’arrivée de ses habitants après le crash d’une des navettes (scènes de lynchage et de bûcher, les membres du Peuples arrivés dans la région furent traités comme des sorcières et vivaient depuis dans la négation de leur héritage, de leurs Pouvoirs, de peur de déclencher de nouveau la haine des gens de l’extérieur). Des enfants perdus, retrouvés. Et de nouvelles surprises : le Peuple et l’Humanité sont interféconds, et les Pouvoirs du Peuple ne disparaissent pas chez les enfants mixtes ; des enfants d’humains se découvrent même, seuls, des Pouvoirs identiques à ceux du Peuple — les Terriens seraient-ils sur la voie de l’évolution psychique qui fit du Peuple ce qu’il est ? Les six nouvelles forment le récit, éclaté et parcellaire, de la réunion des membres du peuple qui étaient éparpillés sur Terre. Jusqu’à l’arrivée, dans « Jordan », d’un vaisseau venu de New Home, la nouvelle planète découverte et aménagée par les autres Groupes du Peuple. Difficile choix : partir pour un paradis qui leur est parfaitement adapté — mais dont les habitants semblent terriblement détachés des choses matériels, coupés de la vie simple et du goût de la nature —, ou demeurer sur Terre — où sont désormais une partie de leurs racines, mais où la vie est difficile, hasardeuse…

En 1961, l’éditeur Doubleday réunit ces six nouvelles sous forme d’un recueil : Pilgrimage: the Book of the People. Un lien narratif réunit de manière un peu artificielle les six textes — l’histoire de Lea, une jeune fille suicidaire recueillie par le Peuple lors d’une importante réunion de Souvenir. Irritante, Lea n’est visiblement qu’un prétexte, pas vraiment nécessaire. C’est ce recueil qui sortira en France chez J’ai Lu, sous le titre Chronique du Peuple. Toutes les nouvelles étaient déjà parues dans Fiction, mais Jacques Sadoul les fit retraduirent — les traducteurs de Fiction n’ayant notamment pas discerné les allusions bibliques des titres.

« J’avais du mal à trouver un titre pour la nouvelle. Je ne sais plus si c’est J. Francis McComas ou Anthony Boucher — ils étaient co-directeurs du magazine à l’époque — qui suggéra « Ararat ». Ce fut le début d’une suite d’idées qui mena à toutes les nouvelles du Peuple. (…) Les lecteurs non familiers avec la Bible ratent de nombreuses nuances des nouvelles du Peuple. Beaucoup de mes titres en viennent, et la plupart des noms de mes personnages. (…) Toute les nouvelles de Pilgrimage plus « Deluge » ont des thèmes tirés de l’Ancien Testament, appliqués à des individus ou à des petits groupes. »[3]

MATURITÉ

À en croire Brian Aldiss, Zenna Henderson fut ensuite atteinte de « sequelitis ». Jacques Sadoul[4] va même jusqu’à prétendre que « malheureusement, l’auteur ne voulut pas en rester là et donna de nombreuses suites à sa Chronique du Peuple, ce qu’il eût mieux valu qu’elle ne fît point. » Fidèle à cet opinion, Sadoul ne publia donc jamais le deuxième volume du cycle. Mais que l’on me permette de n’être pas (du tout) de cet avis.

De même que je regrette que monsieur Sadoul n’ait jamais publié les suites de la Patrouille du Temps de Poul Anderson (pour des raisons similaires, je crois), je trouve assez outrée l’opinion selon laquelle Zenna Henderson aurait trop écrit. Seize nouvelles (dix-sept avec l’inédite), est-ce tant que cela ? J’ose au contraire affirmer que les meilleurs textes de la Chronique du Peuple se situent dans la seconde partie du cycle. L’autrice y creuse avec plus d’acuité encore les questions d’inadaptation sociale, tout en diversifiant/élargissant un peu ses sujets. Servies par un style toujours moderne (élégant, débarrassé du superflu, prompt à brosser une atmosphère), ces nouvelles sont des trésors de grâce. D’autant que les bons sentiments y sont plus subtils que dans le premier cycle, la religion affaire purement personnelle (Henderson n’a jamais laissé ses textes être envahis de religiosité, bien que le Peuple croit en un dieu supérieur et prie comme les chrétiens) et les personnages plus mûres dans leur approche de la société (le premier cycle mettait surtout en scène des adolescents et des enfants : dans le second cycle ils ont grandis, pris de l’assurance et de la maturité).

En 1967, paru un deuxième volume américain : The People: No Different Flesh, qui réunissait les nouvelles « Return » (1961 ; « Le retour », in Fiction n°166), « Shadow on the Moon » (1962 ; « Ombres sur la Lune », in Fiction n°170), « No Different Flesh » (1965 ; « Des parents éloignés » in Fiction n°197) ; « Angels Unawares » (1966 ; non traduite) et « Troubling the Water » (1966 ; non traduite), assemblées à l’aide d’un récit sur « Mark & Meris ». Ce recueil-là ne fut jamais publié en France.

Zenna Henderson continua, à son rythme tranquille, à fournir de temps en temps des petites vues du destin du Peuple : « Deluge » en 1963 (« Les Éxilés » in Fiction n°174) ; « The Indelible Kind » en 1968 (« Ceux qu’on n’oublie pas » in Les Enfants de la nuit, Marabout) ; « That Boy » en 1971 (non traduite) ; « Katie-Mary’s Trip » en 1975 (non traduite), « Tell Us A Story » en 1980 (non traduite) et « Michal Without » (publié de manière posthume, en 1995, dans le recueil intégral de la NESFA Press ; non traduite).

La plupart de ses autres nouvelles firent l’objet de deux recueils : The Anything Box en 1965, et Holding Wonder en 1971 (traduit chez Marabout en 1975 sous le titre Les Enfants de la nuit)[5].

Zenna Henderson s’éteignit en 1983, emportée par un cancer. Elle n’avait que 66 ans. En 1991, un éditeur anglais fit un recueil intitulé The People Collection, qui réunissait quatorze des dix-sept nouvelles des Chroniques du Peuple. Il fallut attendre encore jusqu’en 1995 pour que la précieuse association NESFA fasse œuvre définitive en publiant Ingathering, qui voit enfin réunies en un seul énorme et beau volume les seize nouvelles des Chroniques du Peuple déjà connues, plus une nouvelle inédite, un petit papier autobiographique de l’autrice, et une chronologie.

D’apparence maintenant un peu désuète, la science-fiction de Zenna Henderson pourrait pourtant continuer de séduire des lecteurs : son message d’émerveillement et de tolérance ne saurait se démoder. Un seul auteur, à ma connaissance, a exploré depuis Henderson des voies vraiment similaires à celles des Chroniques du Peuple : Robert Reginald, dans son cycle des Elders. Surtout connu comme bibliographe et chroniqueur, cet auteur américain d’origine autrichienne livre de temps à autres de belles nouvelles mettant en scène une lignée parallèles des bommes, dont les membres sont dotés d’une très longue vie. Les Elders peuvent décéder de mort violente comme les hommes normaux, mais ne sont jamais atteints par la maladie et ne vieillissent que de manière extrêmement lente. Leur principal ennemi semble être l’ennui et les troubles comportementaux qui s’y rattachent : désespoir, repli sur soi, amnésie — et même suicide. Cachés en petite communautés discrètes (par exemple au fin fond du Tennessee rural) ou vivant au sein des hommes en changeant régulièrement d’identité, les Elders sont souvent des artistes — et comme tel doivent également se méfier de la célébrité. Quatre belles nouvelles de ce cycle se trouvent réunies dans le recueil Katydid & Other Critters (Ariadne Press, 2001).

[1] In « The People Series », seul article rédigé par l’autrice sur sa carrière (réédité in Ingathering, NESFA Press).

[2] op. cit.

[3] op. cit.

[4] In Histoire de la science-fiction moderne, 1973.

[5] Le lecteur francophone curieux pourra trouver d’autres nouvelles de Zenna Henderson, hors cycle, dans Fiction n°37, 46, 104, 126, 149, 204 et 271, Mystère Magazine n°104, Galaxie (première série) n°39, Marginal n°4 et l’anthologie Enfants rouges (Juillard).

Justice expéditive

Il est un aspect du roman policier anglo-saxon classique qui me fait souvent tiquer, c’est sa dimension de « justice expéditive », à savoir la propension de nombre de grands détectives de prendre en main directement l’application d’une sentence. À une époque où la peine de mort est encore généralisée, nos détectives, de Poirot à Wolfe en passant par le Saint, n’hésitent pas certaines fois à provoquer le décès d’un coupable. Idéologiquement, cette pratique ne lasse pas de me bousculer, la dimension orale du polar prenant alors un tour pour le moins fâcheux et discutable. Plus généralement d’ailleurs, à relire une fois de plus des enquêtes de Nero Wolfe, je m’étonne de la froideur, de la dureté des rapports humains dans cette œuvre, Rex Stout met en scène une société américaine brutale et cynique, animée par l’utilitarisme et le dollar — une rudesse dont témoignent également Erle Stanley Gardner ou Elley Queen, par exemple. (Petit extrait de mes Nombreuses vies de Nero Wolfe)

On a vu que, le cas échéant, le sens de la justice de Wolfe le fait parfois pousser au suicide un coupable. Ce procédé ne manque pas de faire sourciller, pour le moins, lorsque l’on possède notre sensibilité actuelle. Mais durant les années trente, et plus particulièrement dans le Nouveau Monde, la violence régnait de manière ouverte et, aux exactions des gangsters, répondait souvent  des moyens de justice assez expéditifs, lorsqu’ils ne se trouvaient pas carrément en dehors du cadre légal. En regard des méthodes d’un Shadow, par exemple, ou d’un Doc Savage qui n’hésite pas au début de sa carrière à trépaner un criminel pour éradiquer dans son cerveau tout comportement mauvais, pousser un coupable au suicide apparaît comparativement raffiné. Fin 1934 ou début 1935, un justicier venu de la vieille Europe débarquera à New York pour illustrer cette conception radicale et illégale de ce que devrait être, selon certains, la justice : Simon Templar alias le Saint abat le chef maffieux Jack Irboill sur les marches du palais de justice, dont le gangster ressortait une fois de plus acquitté. « Simon Templar connaissait New York. Il y avait séjourné à l’époque où l’on pouvait ouvertement boire du champagne ou du whisky ; à l’époque où les buildings n’avaient pas entamé la lutte effrénée menée pour dépasser la hauteur de la tour Eiffel ; à l’époque où s’ouvraient à chaque coin de rue les portes battantsaint007es d’un bar. » Âgé de 31 ans à l’époque, le Saint est un grand jeune homme brun, au teint hâlé et au sourire narquois. Ses complices des débuts étant morts ou « rangés », Templar poursuit seul sa mission de justicier vengeur, avec une arrogance et une veine insolentes. Un courrier de son adversaire favori, l’inspecteur Teal de Scotland Yard, résume la carrière du Saint jusqu’à son passage new-yorkais, dans les premières pages du roman que tirera de cette retentissante affaire le romancier Leslie Charteris. Le Saint à New York demeure considéré comme l’un des meilleurs titres de la saga, qui se poursuivra avec un grand succès commercial bien au-delà de la durée et de l’étendue réelle de la carrière du Britannique à l’auréole. (…)

On note souvent que Wolfe, peu désireux de témoigner devant un tribunal, s’arrange dans nombre d’affaires pour que le coupable se donne la mort. Poussant encore plus loin cette conception assez expéditive de la justice, Wolfe organise cette fois, dans ses propres serres, les circonstances de la mort du criminel. Et lorsque, cinq jours plus tard, Cramer l’admoneste vaguement pour avoir délibérément tué cet homme, Wolfe ne manifeste nul remords et expose pourquoi aucun jury ne pourrait le condamner. Il fait montre du même sens impitoyable de la punition qu’un Hercule Poirot ou un Simon Templar à la même époque, chacun à sa manière. En ces temps rudes, les principes sont non moins implacables. (…)american magazine 1937005

Sur Nero Wolfe et Rex Stout

Je reviens en permanence sur un certain nombre d’auteurs, que j’ai coutume de qualifier irrévérencieusement de « pantoufles » personnelles, des œuvres de littérature populaire qui me sont confort, souvenir et jubilation toujours renouvelée (au même titre que certaines de mes relectures de bédé : les Spirou, Gaston, Gil Jourdan ou Tif et Tondu, en particulier). Outre les Maigret et les Fantômette, par exemple, s’inscrivent dans cette catégorie de relecture des polars américains classiques, à savoir la série des Nero Wolfe (« L’homme aux orchidées ») par Rex Stout. Pourtant, comme l’écrivait Jacques Baudou : « De tous les grands auteurs américains révélés dans les années 30 — John Dickson Carr, Ellery Queen, Dashiell Hammett, Cornell Woolrich, Erle Stanley Gardner —, Rex Stout est sans conteste aujourd’hui le plus méconnu, le grand oublié... » Mais qu’importe, pour moi il demeure le plus grand, tout court. Cela parce que je lis Rex Stout depuis tout môme, car mon grand-père paternel les achetait dans leur traduction de chez Fayard. Rangés sur l’étagère au-dessus du canapé de l’entrée dans notre maison de St-Brévin (eh tiens, cette maison qui figure en photo sur le bandeau ci-dessus), ces petits romans constituèrent mon plaisir principal au sein de ma découverte des polars ainsi alignés — il y avait aussi des Erle Stanley Gardner, des A. A. Fair (oui je sais que c’est le même auteur), différents « Un mystère », des OSS 117 (beurk), des Saint et des Baron (bof)… mais ce sont vraiment ces Homme aux orchidées qui saisirent le plus fortement mon imaginaire. Je les lus et relus, et je les relis encore, mais désormais en V.O.

Lorsque je me suis attelé à la création de la collection « Bibliothèque rouge », tout de suite il me sembla évident qu’au-delà de Holmes, Lupin et Poirot, nous allions traiter de Nero Wolfe — et de manière surprenante, lors de notre toute première rencontre Xavier Mauméjean s’avéra également de cet avis, spontanément. Le projet mis du temps à se mettre en route, mais j’y tenais — tout en sachant que la vente ne serait pas formidable, vu le peu de notoriété du personnage. C’est pourquoi d’ailleurs je lui adjoignis New York comme sujet secondaire, peut-être plus attractif. Bon, la vente ne fut pas si catastrophique que cela, en définitive, c’est heureux (quoi qu’il en reste encore). La rédaction pourtant n’en fut pas « que » simple : pour des raisons de disponibilités personnelles, ce ne fut finalement pas une rédaction à deux comme pour Holmes et Poirot, mais Xavier me confia d’amples notes, ainsi que l’ami Baudou. J’invitai aussi quelques autres collaborateurs, du coup, et le volume n’est sans doute pas le mieux « lissé », le plus homogène de mes travaux. Et tiens, pour situer le sujet, citons un bout de l’intro :

Ces quarante années d’investigation criminelle représentent tout à la fois le meilleur du roman policier, les qualités de l’ancien monde alliées à celles du nouveau (Nero et Archie), et puis, aussi, un superbe portrait de la plus verticale, singulière et imposante des villes de l’Amérique du Nord : New York. Car écrire sur Nero Wolfe, c’est (aussi) écrire sur New York.
Publié en 1934, le premier récit d’une enquête de Nero Wolfe (Fer-de-Lance) ouvrit une longue série de textes policiers, qui firent la renommée de l’agent littéraire signant cette œuvre : Rex Stout (1886-1975). À travers ces soixante-seize textes, longs ou courts (soixante-quatorze étant consacrés à Nero Wolfe et Archie Goodwin, deux à l’inspecteur Cramer uniquement), ce que nous nommerons ici le Corpus, nous nous sommes efforcés de retracer la vie de cet homme d’exception, détective de génie, horticulteur passionné et gourmet maniaque, ainsi bien entendu que celle de son fidèle assistant et narrateur, le toujours fringuant Archie Goodwin.

J’ai dit que je devais cet amour policier à mon grand-père, Daniel Ruaud. Il est ainsi des lectures que j’associe de manière étroite à ma famille — Gaston Lagaffe par exemple, et toute l’œuvre de Franquin, me semblent presque appartenir à mon intimité. Je possède encore un Gaston à l’italienne avec son prix d’origine, 4 francs 50, inscrit au crayon gris sur la page de titre, qu’acheta ce même grand-père à la librairie de madame Robin, rue Rabelais à Chinon… Quoi de plus naturel, alors, que de me rendre à New York pour la première fois, en voyage de repérage pour « mon » Nero Wolfe, en compagnie de mon oncle Jean ? Grand connaissance de la métropole américaine et photographe talentueux, il mitrailla à ma demande bien des lieux, contribuant ainsi de manière marquante à une iconographie du volume particulièrement riche. Ah, ce voyage. Sept jours de marche intense dans les rues new-yorkaises, et l’émotion de me rendre sur la 35e rue ouest, bon sang ! De très grands souvenirs, j’avais l’impression d’enfin marcher sur les pas d’Archie…

Je ne suis retourné à New York qu’une seule autre fois, mais je ne cesse de revenir chez Rex Stout et chez Nero Stout, que cela soit par le biais des excellents pastiches que s’est remis à publier Robert Goldsborough ou, naturellement, dans les romans d’origine, que je parviens encore à considérer d’un œil « frais » (merci ma mauvaise mémoire ?), redécouvrant tel ou tel aspect d’une œuvre à la fois historiquement passionnante et littérairement réjouissante.

#2509

[Je n’aime pas Star Wars… Un copain m’avait demandé de rédiger un encart à propos de la différence entre Star Wars et Star Trek… Et puis ça n’a pas été intégré au bouquin, alors tenez, v’là]

Il s’est souvent dit que Star Trek est de la science-fiction et Star Wars de la fantasy. Avec une certaine emphase amusée pour insister sur le fait que, non, Star Wars n’est en tout cas pas de la science-fiction. Le milieu dans lequel l’on disait cela était celui des connaisseurs de la science-fiction, bien sûr — c’est-à-dire, dans le fandom des amateurs de la science-fiction littéraire, pas chez les fans qui ne connaissent que les images qui bougent. Mais alors quoi, Star Wars pas de la science-fiction, vous rigolez ou quoi ? Eh bien… en l’absence de toute définition bien boulonnée de la science-fiction, rappelons tout de même que le bruit des moteurs de l’espace, euh, non : le son ne se propage pas dans l’espace. Et qu’une course-poursuite entre des arbres aussi serrés devrait se finir assez vite, par collision violente de tous les protagonistes avec les troncs. Star Wars manque un tantinet de science, disons. Tandis que Star Trek, tout particulièrement dans son itération Next Generation, mise énormément sur la mise en scène de la science et des technologies, leurs applications et leur philosophie. Et puis le « techno-babble », hein ? On ne saurait conduire un vaisseau de la Fédération sans une bonne tirage de techno-babble. Et donc, Star Wars ? Oh, disons que c’est de la « science fantasy », cet entre-deux, hybride ou oxymore.

Profession : archétype

Archétype, n.m. Type primitif ou idéal ; original qui sert de modèle. V. étalon, exemplaire, modèle, original, principe, prototype.

 La première aventure de Sherlock Holmes, « Une étude en rouge », parue en 1887, et le personnage fit ses premiers pas dans le célèbre magazine The Strand en 1891 (avec « Un scandale en Bohême »).

Immédiatement, le prodigieux détective créé par Conan Doyle frappa les imaginations. Non seulement celles de ses lecteurs, qui lui firent un triomphe, mais aussi — celles des autres écrivains !

« Il faut une certaine force intérieure et des moyens rares de l’imposer — c’est-à-dire du talent — pour créer un type. » écrivait Joseph Kessel en 1929. Il parlait alors d’Arsène Lupin, mais ses propos s’appliqueraient de la même façon à Sherlock Holmes : dés les premières nouvelles le mettant en scène, ce personnage s’imposa comme un archétype.

Prompts à reconnaître où résidait le succès, de nombreux confrères de Conan Doyle se mirent à mettre en scène des détectives privés, généralement accompagnés de leur fidèle acolyte et commentateur.

C’est ainsi que naquirent au fil des années des figures aussi pittoresques que celles d’un enquêteur docteur en médecine (Dr Thorndyke par R. Austin Freeman), aveugle (Max Carados par Ernest Bramah), pur intellectuel (La Machine à penser, par Jacques Futrelle), paire du royaume (Lord Peter Winsey par Dorothy L. Sayers), petit fonctionnaire (Martin Hewitt par Arthur Morrison), cambrioleur (Raffles par E.W. Hornung, le propre beau-frère de Conan Doyle), obèse (Nero Wolfe l’homme aux orchidée, par Rex Stout), Français (Eugène Valmont par Robert Barr) ou Belge (Hercule Poirot par Agatha Christie)… et je ne cite ici que les plus fameux !

Plus étonnant, et encore plus éloquent quant à la force de cette création littéraire, fut le fait que des pastiches et des parodies naquirent aussitôt. Les deux hommages rédigés par James Barrie, le célèbre dramaturge et auteur de Peter Pan, étaient de nature amicale et figurent toujours en bonne place, aujourd’hui, parmi les meilleurs pastiches d’Holmes (il faut lire l’hilarante « Affaire des deux collaborateurs »). Mark Twain, dans son roman Plus fort que Sherlock Holmes, avait des intentions ironiques mais respectait relativement le personnage.

Bien d’autres emprunts, cependant, ne visaient alors que le commerce pur et simple : des entrepreneurs allemands s’emparèrent de Sherlock holmes et lui firent donner de nombreuses nouvelles aventures, hâtivement bâclées entre Dresde et Berlin par des tâcherons anonymes (Yves varende s’attache aujourd’hui a faire redécouvrir ces œuvres étranges — en les reconstruisant et les réécrivant de manière à obtenir des textes de bonne tenue : voir ses recueils chez Lefrancq et Fleuve Noir). Passant de mains en mains, inspirant d’autres exploiteurs, croisant des traductions de fascicules américains et les aventures de Raffles, ces Sherlock Holmes apocryphes se transformèrent de maint manières à travers l’Europe : des fascicules naquirent portant les noms de Détective de renommée mondiale, Harry Taxon, Harry Dickson, Lord Lister, Sexton Blake, Nick Carter, Miss Boston, etc.

Parallèlement à cette exploitation cynique, un nouveau phénomène vit peu à peu le jour : les « fans » de Sherlock Holmes.

Considéré comme un « canon » quasi sacré, les textes de Sir Arthur Conan Doyle firent l’objet d’études mi-sérieuses mi-amusées, où leurs auteurs s’interrogeaient sur la date de la naissance d’Holmes, le nombre de mariages de Watson, la nature et l’emplacement de la blessure de celui-ci, le décès d’Irène Adler ou, surtout — le hiatus entre la mort présumée d’Holmes aux Chutes de Reichenbach (in « L’ultime affaire », nouvelle publiée en décembre 1893 et située par les commentateurs au printemps 1891) et sa soudaine réapparition dans « La maison vide » (nouvelle publiée en septembre 1903, située par les commentateurs en avril 1894).

De l’étude au pastiche, il n’y avait qu’un pas… De nouvelles affaires de Sherlock Holmes furent rédigées par des amateurs éclairés, généralement soucieux d’imiter la forme des textes canoniques et de rendre hommage à la création de Conan Doyle. Une remarque du bon docteur Watson, dans « Le problème du pont de Thor », devait particulièrement déclencher les spéculations : des notes et récits sur des affaires de Sherlock Holmes non encore relatées reposeraient dans une malle en fer, déposée dans la filiale de Charing Cross de la banque Cox & Cie. Hé bien ! Il ne restait plus qu’à « redécouvrir » ces notes. Et bien d’autres encore…

Une fois lancé, le phénomène ne s’arrêta plus. Au point que la fiction sherlockienne constitue aujourd’hui presque un sous-genre du roman noir : elle a d’ailleurs son rayon dans les librairies anglo-saxonnes de polar, ses éditeurs spécialisés (Calabash Press, Breese Books, Simon & Pierre, Ian Henry Publications…), ses revues (. On ne compte plus aujourd’hui les romans apocryphes, qu’ils soient le fait d’illustres inconnus ou de grands noms de la littérature policière.