Miroir et curiosité

Trois enfants hantent les pages du merveilleux depuis la fin du dix-neuvième siècle, trois enfants remuants dont le charme et la turbulence ont fini par faire figure non pas d’exemple, mais d’archétype. Pour un écrivain, que rêver de mieux que de donner le jour à une œuvre dans laquelle presque toute l’humanité semble se retrouver ?

Une poupée de bois cherchant à devenir humaine, en commettant tous les méfaits possibles, allant même jusqu’au meurtre de sa conscience, dans son adoption naïve des travers d’un « mauvais garçon ».

Un gamin généreux et égoïste, qui a refusé à jamais le monde et les responsabilités des adultes afin de devenir une parfaite incarnation de l’enfance.

Une petite fille à l’insatiable curiosité, qui passe à travers le miroir et au cœur des merveilles, sans en être jamais transformée tant elle est sûre d’elle-même, observatrice étonnée mais obstinée.

Le premier est Pinocchio, créé par Carlo Collodi. Le second Peter Pan, imaginé par James M. Barrie. Et la troisième n’est autre, bien entendu, que l’immortelle Alice de Lewis Carroll.

Immortelle, oui, comme un certain après-midi entre amis, un beau jour d’été. Une bulle de temps figée dans la naissance d’un chef-d’œuvre. Quelques instants dont jamais la magie ne s’est éteinte : l’exemple même de ces langueurs estivales où « il fait si chaud qu’[on] n’a même pas le courage de se lever pour cueillir des fleurs et en confectionner une guirlande. »

Fille du doyen de Christ Church, l’un des plus éminents collèges d’Oxford, Alice Liddell n’a que neuf ans lorsqu’un timide et bégayant révérend lui conte les curieuses aventures de son homonyme. Nous sommes le 4 juillet 1862, lors d’un charmant pique-nique en barque sur la rivière. « Sous un beau ciel d’été que dore un clair nuage, nous voguons, le cœur en fête, au fil de l’eau », se souviendra un peu plus tard le narrateur des aventures d’Alice, Charles Lutwidge Dodgson, sous le pseudonyme de Lewis Carroll. Robinson Duckworth, un ami professeur à Trinity College, accompagne ce jour-là Dodo-Dodgson — amical surnom dû au bégaiement du révérend — en excursion avec les trois sœurs Liddell : Lorina, Edith et Alice. Duckworth racontera qu’il ramait à l’arrière et Dodgson à l’avant. Ce dernier se mit à raconter son histoire par-dessus l’épaule de Duckworth, à l’intention de sa petite favorite, la jeune Alice, qui dirigeait leur embarcation. Surpris par tant d’inventivité, Duckworth demanda si l’aventure contée par Dodgson était improvisée. Et tel était bien le cas. Nommée Tamise lorsqu’elle est londonienne, la rivière se trouve baptisée Isis quand elle parcours Oxford, et ses eaux calmes et ombragées, aux canards barbotants et aux canots grinçants, portèrent les premières curiosités d’une Alice se demandant « À quoi peut servir un livre où il n’y a pas d’images ? »

Né le 27 janvier 1832 dans le Cheshire, où son père est vicaire, Charles Lutwidge Dodgson va à l’école à Richmond, au collège à Rugby et enfin à l’université à Oxford, où il intègre Christ Church en janvier 1851. Quatre années plus tard, il obtient un poste d’assistant dans cette même université, qu’il ne quittera plus jamais. Ordonné prêtre en 1861, parce qu’à l’époque le statut d’ecclésiastique est encore exigé pour tous les membres du corps enseignant d’Oxford, Dodgson n’endossa aucune responsabilité paroissiale, préférant ô combien la calme retraite d’un chercheur en logique et mathématiques, plutôt que l’exposition et les devoirs d’une charge sacerdotale. Timide, bègue, le révérend Dodgson se trouve généralement plutôt mal à l’aise dans ses rapports avec les adultes mais célèbre, comme beaucoup de ses contemporains, une certaine idée de la pureté enfantine. À l’instar du grand esthète John Ruskin — qui apprécie les représentations de petites filles —, la dessinatrice Kate Greenaway — qui leur consacre toute sa carrière — ou du dramaturge J.M. Barrie — qui joue avec de jeunes garçons —, il estime que le contact avec la pureté enfantine ne peut qu’être moralement bénéfique : à fréquenter les petits on s’élèverait l’âme.

L’époque est aux nouveautés technologiques, les merveilles du monde peuvent désormais être fixées sur une plaque badigeonnée d’albumine — le révérend Dodgson se passionne donc pour la photographie. Pionnier de cet art nouveau, il met en scène ses jeunes amies, petites fées pré-pubères tendrement vêtues ou dévêtues, mais également leurs familles car, tout asocial qu’il soit, Dodgson fréquente les cercles intellectuels les plus prestigieux de l’Angleterre victorienne. Ainsi n’est-il pas rare de le voir du côté de Cheyne Walk, dans ce Chelsea récemment adopté par une colonie d’artistes en vogue : le révérend photographie la famille Rossetti, croise Carlyle et Swinburne, s’acoquine des Préraphaélites les plus fameux.

Le manuscrit intitulé Alice’s Adventures Underground (Les Aventures d’Alice sous terre) est achevé en 1863. Parmi ses amis de l’époque, se trouvent les enfants d’un autre écrivain, déjà célèbre, George MacDonald. Son fils Greville, âgé de six ans, lit l’œuvre de Carroll et déclare, au comble de l’enthousiasme, qu’il en faudrait 60 000 volumes « tellement c’est bien ». Auteur de classiques du merveilleux pour la jeunesse, tels que At the Back of the North Wind (1871), La Princesse et le gobelin (The Princess and the Goblin, 1872) et The Princess and Curdie (1883), George MacDonald conseille au révérend Dodgson de s’adresser à un éditeur qui vient justement de publier une autre fantasy pour la jeunesse écrite par un prêtre d’Oxford, The Water Babies, par Charles Kingsley.

Dodgson transforme son roman en le doublant de volume, en change le titre (le roman s’intitulera dorénavant Alice au pays des merveilles — Alice’s Adventures in Wonderland), et, conscient des faiblesses de son propre dessin, porte son choix sur le caricaturiste John Tenniel, qu’il désire voir travailler sur son œuvre. Hors de question de publier cette fantaisie sous son véritable nom, cependant : il signe Lewis Carroll, un pseudonyme manigancé un peu plus tôt dans le but de publier quelques textes comiques dans des revues.

Les aventures d’Alice voient enfin le jour sous forme de livre en juillet 1865 — soit trois ans après le fameux pique-nique. Pourtant, rien ne va plus : Tenniel trouve à redire quant à la qualité d’impression. Le trait est parfois flou, le papier un peu baveux. Colère de Tenniel, qui se scandalise d’un aussi mauvais traitement de son art. Il faut dire que le tandem Carroll / Tenniel ne va pas sans affrontements. Tous deux perfectionnistes, voire butés, Carroll et Tenniel n’ont cessé de se chercher chicane depuis le premier instant de leur tumultueuse collaboration. Mais enfin, Carroll finit par céder et fait envoyer le tirage médiocre aux États-Unis (animé du préjugé selon lequel ces rustres des anciennes colonies n’y prendraient pas garde) et paye de ses propres deniers une deuxième impression, sur papier de qualité supérieure. De retard en retard, ce n’est qu’à la Noël 1865 que le livre sort pour de bon. Avec un succès aussi immédiat que phénoménal.

Le reste est bien connu : un deuxième Alice en 1872, De l’autre côté du miroir (Through the Looking-Glass), qui rencontre un succès non moins formidable que le premier. Ces deux romans révolutionnent la littérature pour la jeunesse, jusqu’à alors essentiellement dominée par de sombres figures, des leçons de moral, des préceptes religieux ainsi que des héros et héroïnes hantés par le péché. Tandis que les œuvres de Lewis Carroll apportent soudain la lumière, la liberté et une touche délicatement irrévérencieuse. Jusqu’à la reine Victoria qui, ayant lu le premier Alice, fait envoyer chercher Lewis Carroll peu après la publication initiale de son roman. Sa majesté papote avec le révérend, le félicite, et surtout lui recommande de ne pas manquer de lui envoyer un exemplaire de son prochain livre. Naïveté ou malice ? Lewis Carroll n’oubliera pas d’obéir à cet ordre royal : le livre qu’elle reçut était un très complexe manuel de mathématiques, compilé par un professeur d’Oxford nommé Charles Lutwidge Dodgson… Imaginez la déception de Sa Majesté !

Carroll / Dodgson écrit ensuite de nombreux autres ouvrages, qu’il s’agisse de poèmes non-sensiques, de romans pour la jeunesse ou d’études sur la logique. Et à la photographie succède le théâtre comme principal hobby du révérend. Mais pour sa part, Alice a déjà pris son autonomie. Cette petite fille décidée et trop curieuse s’impose rapidement dans l’imaginaire collectif, et avec elle tout le jeu des images et situations inventés par Lewis Carroll. Refusant le monde tel qu’il est accepté par la plupart des adultes, Alice comprend que le sérieux n’est pas toujours si sérieux que le voudraient les pompeux de tous bords. Elle se joue du sens et du non-sens, lie langage et inconscient sans avoir l’air d’y toucher, aboli l’espace entre rêve et réalité. « Curieux ! », dirait-elle : de la guimauve yankee filée par les studios Disney au cauchemar tchèque animé par Jan Svankmajer, la fillette-mystère ne perd rien de sa mordante présence.

Apparemment plus humaine que Pinocchio et plus présentable que Peter Pan, Alice, toute en mèches blondes et les yeux grands ouverts, n’en fait et n’en fera jamais qu’à sa tête. Parodiez-la ou rendez-lui hommage, qu’importe : Alice est inoubliable.

2 réflexions sur « Miroir et curiosité »

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