Dans son essai L’Invention du quotidien, le philosophe jésuite Michel de Certeau débutait un chapitre psychogéographique par une description du fait de considérer Manhattan depuis le cent-dixième étage du World Trade Center, et la manière dont l’on pense alors pouvoir lire le texte de la ville. Il n’y a rien de cela à Bordeaux, ville plate : certes nous avons bien quelques hautes collines mais elles dominent l’autre rive (emprunter le tram pour monter jusqu’au Rocher de Palmer me fait toujours grand effet, cette impression unique d’obtenir une verticale dans Bordeaux l’horizontale), tandis que sur son territoire historique, principal, Bordeaux ne présente guère ni reliefs (le fameux « mont Judaïque » qu’est la place Gambetta manque singulièrement d’élévation) ni points de vue élevés. L’on peut bien monter jusqu’à la terrasse de la Méca toute neuve, ou sur l’un des clochers, ou bien encore au bar très chic aménagé sur les toits du Grand Hôtel — une fois même, j’eus la témérité de grimper dans la grande roue de l’hivernale Foire aux plaisirs des Quinconces — mais il n’y a pas alors cette exaltation, cette vue dominante et englobante que peut procurer ne serait-ce que le dernier étage d’un grand immeuble à Paris, par exemple. Le morne paysage des toits, ondulations de tuiles romaines et éclats de pans de murs, ne dégage pas grand-chose de l’identité de la ville. Nul Batman n’ira se percher sur une gargouille avant de bondir d’une corniche à une autre ; à Bordeaux il n’est pas possible de considérer la vie de haut, c’est au niveau du sol qu’elle se tisse. Pas de catacombes ni de métro, non plus : Bordeaux reste en surface, et cela suffit à son mystère. Ces courbes le long de l’eau (et non amis hétéro, il n’y a pas que les filles qui ont de belles courbes, les garçons aussi). Ces rues minérales qui cachent en vérité une multitude de jardins de l’autre côté des maisons. Ce fleuve si large qui parfois se met à couler à l’envers, dans ce mouvement qui se nomme le mascaret et qui emplit à rebours même les étroits ruisseaux de Bègles, les esteys. Cette cathédrale dont le clocher à part du corps principal fut à l’origine un phare pour guider les piétons à travers les marais — ces derniers s’étendant encore sous le centre de la ville, Pey-Berland est un lac et Saint-André est planté dans l’eau sur des piliers. Je me faufile dans les rues blondes ou sombres et je ne découvre jamais tout à fait la ville, chacun la construit par ses pas et ses vies, toutes ces lignes d’existence qui se croisent, mais rarement elle se livre et son étendue est telle que je ne peux la connaître tout à fait.
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#2842
Il fait nuit et sur le couvercle urbain gris-bleuté et trouble je ne distingue pas les oiseaux, mais passe à l’instant un vol nocturne de grues, des cancanements flottent dans l’air, toujours touchants et un peu mystérieux.
#2819
Lorsqu’il sort pour sa promenade vespérale, deux tourterelles surprises s’envolent dans des claquements d’ailes. Elles se posent sur une antenne, tendant leur cou fin pour le regarder passer. Au bout de l’impasse, le soleil le surprend à son tour, encore vif, qui grille l’ouverture du fossé ferroviaire dans un brasier de lumens. Une grande absence l’accueille au tournant du sentier, le surprenant encore : un soir récent, déjà, un grand effondrement de feuillage désignait la catastrophe, l’arbre qui avait été si bien protégé durant les travaux, tranquille maintenant mais succombant sans doute à son âge, s’était fendu, écroulé. Il n’y a plus rien, ce soir, qu’un espace choquant, un manque d’ombre au sol et au-dessus, le vide comme seul souvenir d’un si bel arbre. Cette placette, de toute manière, constitue un mystère : pourquoi n’a-t-elle pas de nom ? Trois rues découpent son triangle, mais c’est tout. Pourtant, sans doute ne manque-il jamais d’obscurs politiciens à visser sur une plaque bleue, se dit-il. Que n’a-t-on trouvé quelque serviteur de l’État parfaitement oubliable dont le patronyme servirait ici de seule trace ? Sous les tilleuls, des bancs attendent l’hypothétique badaud, ce sera lui, il va s’asseoir, mais tâte tout d’abord, prudent, les deux lattes restantes. Granuleuses et sombres, mais elles ne cèdent pas encore. Il s’installe un instant, pour une solitude estivale à trois pas de chez lui. Quand il repart, il remonte jusqu’au boulevard, observe les petites jungles que chacun abrite derrière chez soi, voit une jeune fille qui traverse, les épaules brillant d’or un instant dans le soleil déclinant. Rebroussant chemin, il jette un regard machinal vers un balcon, mais une vision si ravissante ne se répète pas : un jour, il observa là un jeune homme roux, entièrement nu, se pencher à la balustrade de brique. Comme il remonte la rue, le dépasse un vélo, que chevauche un garçon qui fredonne, au chignon haut serré sur la tête. On ne s’étonne plus d’une telle coiffure masculine, d’ailleurs un autre cycliste passe, à chignon lui aussi.
#2818
Dimanche en bord d’eau… une rainette arboricole coasse dans le marronnier, le vent souffle et respire en un grand bruit dans les pins… quelques mouettes ricanent au loin, sous un ciel de plombagine qui fait briller le sable et rend toutes les teintes plus acide… quelques pas dans l’eau du lac, sur la vase douce…
#2815
Attendant un bus, tout à l’heure, je me suis mis à penser à l’océan. Il y avait du vent, de cette bousculade fraîche qui balaye souvent Bordeaux et qui, avec la pluie, la sauve encore de l’irrespirable. Je me suis souvenu qu’à Lyon, l’été, les fois trop rares où il y avait une telle brise je pensais à l’océan : souvenirs et impressions d’enfance, quand nous allions passer la période estivale à Saint-Brévin, sur l’estuaire de la Loire, et que bien souvent le vent marin nous empêchait d’aller à la plage. Et puis levant le regard, J’ai réalisé qu’un élément supplémentaire m’avait amené l’esprit à la grande eau : remplaçant la toiture d’une des maisons basses, en réfection, l’on avait installé de grandes bâches, qui claquaient et faseyaient comme une voile.