#2603

Down memory lane.

Nous sommes en 1974 ou 75, et votre serviteur fréquente la bibliothèque du quartier d’à côté, dans une ville nouvelle de la région parisienne. Les bibliothécaires sont des gars aux cheveux longs et des filles en robes amples, les locaux sont multicolores, l’adolescent que je suis se sent bien dans cette ambiance chaleureuse, et pioche tant et plus dans les rayons — d’autant que je viens de découvrir un style de récits que je soupçonne de constituer plus que quelques jolies exceptions : Christian Grenier et de William Camus, Face au grand jeu, ce genre de choses. Je découvrirai un peu plus tard que l’on nomme cela de la « science-fiction ». Un autre domaine de la fiction m’attire également, plus classique, plus reconnu : les contes de fées, les aventures fantastiques… Il convient de fouiller dans les rayonnages, qui ne sont pas très bien rangés et au sein desquels n’existe aucun classement par genre. Une collection en particulier attire mon attention : la « Bibliothèque internationale » chez Fernand Nathan. On y trouve des romans venant de plein de pays différents et leur présentation est très séduisante : ils sont cartonnés, leur couverture en couleur porte le drapeau de la nationalité d’origine de l’auteur et sa surface est texturée comme un tissu. À l’intérieur, il n’y a pas que du texte, mais souvent aussi des illustrations.

J’adore ce mélange, récemment j’ai justement découvert une histoire qui m’emballé, une très étrange histoire : celle de la conquête des la Sicile par des ours descendus de leur montagne se frotter à la civilisation, s’y perdre dans les jeux de pouvoir, puis repartir, déçus, vers la liberté de leur ancienne vie sauvage. Un grand album dont les illustrations sont de la main même de l’écrivain, un Italien, Dino Buzzatti. J’y ai retrouvé un goût de mon enfance encore si proche, celle des albums du roi Babar par les De Brunhoff, œuvre culte dans ma famille. Dans cette histoire d’ours à la fois merveilleuse et sombre, j’ai retrouvé le charme d’une apparente naïveté, la poésie conférée par le règne animal anthropomorphisé, l’esthétique d’un dessin, mais aussi une approche plus adulte, plus sérieuse, et cette alliance de genres m’a semblé infiniment séduisante. Comment retrouver cela, existe-t-il seulement d’autres livres aussi bien ? Je me plonge donc, disais-je, dans la « Bibliothèque internationale », et j’y découvre deux bonheurs : Tom et le jardin de minuit par Philippa Pearce, et puis Le Secret du verre bleu, par Tomiko Inui. Le premier est d’origine anglaise, un garçon découvre que la nuit l’horloge de l’entrée de l’immeuble sonne une treizième heure et qu’alors, alors… il suffit de pousser la porte de la cour, et celle-ci s’ouvre sur un jardin, un vaste parc, dans le passé ! Le second est d’origine japonaise, une fillette nourrit chaque jour d’un verre de lait un petit peuple qui, loge dans un coin de la bibliothèque de ses parents. Magie ! Pure magie que ces deux romans : à chaque fois, un lieu réservé, littéralement « jardin secret » ; à chaque fois aussi, un grand arbre. Et la découverte : de l’autre, de la vie, et cela sous-entend dangers et regrets, il y a dans cette magie plus qu’une part de mélancolie. Une part d’intemporalité, aussi.

Je suis sous le charme, et je m’inquiète de nouveau de découvrir « d’autres livres aussi bien ». Je fouille dans la même collection, et voici que j’en exhume Un hiver dans la vallée de Moumine. Le drapeau blanc et bleu est celui de la Finlande, l’auteur en est Tove Jansson, on nous dit qu’elle est Suédoise, elle est aussi illustratrice, en témoignent les dessins noir et blanc qui ponctuent le volume. « Traduit du suédois par Kersti et Pierre Chaplet » : merci à eux, dès la première page la magie souffle de nouveau. « Le salon sous la neige », c’est le titre du premier chapitre. « Dans la nuit noire, la neige était bleue au clair de lune »… c’est la première phrase. Et dans la maison chaude dort la famille Moumine. Mais… « Alors, il arriva ce qui n’était encore jamais arrivé depuis que le premier troll de l’espèce moumine s’était endormi pour son premier hiver. Moumine se réveilla, et il ne put se rendormir. »

Il ne s’agit pas du premier roman de Tove Jansson sur Moumine le Troll, mais pour moi, définitivement, ce sera bien le premier. Avec la magie, comme d’habitude me semble-t-il alors, s’en vient la mélancolie, celle du petit troll perdu au cœur d’un hiver forcément étranger à sa culture. La vallée où il vit en est toute transformée, tout comme par exemple une ville peut l’être par la nuit : les lieux familiers sont autres, et des êtres étranges passent par ces bois, telle que la Courabou, grosse bête grise et triste qui souffle du brouillard. Le jeune Moumine va faire l’expérience de la solitude, mais aussi de l’amitié. Il n’y a pas un grand arbre tutélaire, dans cette magie-là, mais la maison de la famille, érigée comme un phare, y ressemble fort. Et si les trolls n’appartiennent à aucune classe de la zoologie que je connaisse — pourtant croyez-moi, l’adolescent que j’étais s’y connaissait, en animaux —, Moumine ressemble tout de même à un hippopotame, mais en blanc et rondouillard comme le petit fantôme Casper. Tendresse, étrangeté, intemporalité : que j’aime ce merveilleux-là.

#2599

Bon, sur une note plus « up », content d’avoir reçu les résultats de deux souscriptions : hier l’énAUrme volume des dix ans de l’Autofictif d’Eric Chevillard, dans sa version numérotée et signée, un « hardcover » semi-toilé chez l’Arbre vengeur ; et à l’instant, un joli cadre noir et rouge contenant un petit dessin original du trop tôt disparu Martin Matje, représentant Zéphir le petit singe de Babar, pour le lancement du trimestriel L’Art dessiné de mon vieux poteau Fred Bosser. Deux éditeurs, deux copains, ça fait plaisir.

#2597

Pour calmer un peu mes nerfs fort ébranlés, j’ai fait pas mal de rangement ce week-end dans mes bouquins, activité qui me mets toujours en joie (ouais, je sais…). Niveau romans (imaginaire et blanche), j’ai constaté que somme toute si j’avais une PàL elle ne serait pas bien haute, j’ai tout au plus une dizaine de romans de retard… Niveau polars (qui sont également des romans, certes, mais rangés sur un autre mur) la situation est plus « grave », une bonne trentaine de livres en retard… Niveau « nature writing », comme j’économise et espace mes lectures afin de n’en pas manquer en ce domaine, c’est une bonne douzaine… Et dans un coin de la bibliothèque de bande dessinée, qui a encore pris de l’ampleur, j’ai découvert avec amusement deux essais dont je ne me souvenais même pas avoir un jour fait l’acquisition, sur le domaine britannique (ah ah, ils ont l’air très bien).

#2595

Évoquant des romans de fantasy qui se déroulent en cadre contemporain, mon excellent camarade JJR m’écrivait l’autre soir que « ce genre de texte souffre un peu, à mes yeux, de présenter paradoxalement plus de crédibilité dans ses aspects de fantasy ou de fantastique, ici très bien venus, que dans sa partie « réaliste », parfois maladroite, ou trop convenue » … et je ne peux qu’être généralement d’accord avec lui, ayant eu un peu de mal à lire le dernier Charles de Lint, par exemple, où les psychologies de personnages sont toujours un peu gentillettes, brossées avec un pinceau un peu trop épais. Bon, n’arrange sans doute pas que dans ce cas précis, j’ai également été vaguement gêné par le fait qu’un vieux mâle blanc mette en scène toute une galerie d’Amérindiens et leurs mythes supposés. Bref, en fantasy urbaine ce déséquilibre entre surnaturel et réalisme du décor me semble assez bien compensé, le plus souvent, par l’aspect policier, par la manière typiquement polar de camper protagonistes et narration. Mais j’avoue que le manque de psychologie dans les littératures de l’imaginaire me frustre un tantinet, par moments. Disons que c’est une question d’équilibre : à l’inverse, la prétention purement psychologisante d’un roman bourgeois que j’ai lu il y a peu, Call Me By Your Name d’André Aciman, m’a inversement irrité. Outre que c’est situé dans un univers parallèle où tout le monde est blanc, riche et d’une culture classique aussi éblouissante qu’exclusive, chaque petit doute du gamin est détaillé et décortiqué sur au moins trois ou quatre pages, tandis que leur nuit d’amour en fait à peine deux (et provient visiblement d’un hétéro qui ne s’est pas interrogé sur la physicalité de l’amour gay). J’ai trouvé ce roman-là outrageusement précieux, il m’est tombé des mains avant la fin du volume.

À mon goût, point trop n’en faut, quoi, ni dans l’absence complète de psychologie, ni dans la surabondance maniaque de minutieux mouvements d’âme. En fait, formé à la littérature populaire et en faisant l’essentiel de ma diète livresque, je reconnais que je suis sans doute plus aisément « client » de l’aventure pure que des dentelles émotionnelles ; quoique j’ai tendance à équilibrer mes lectures pour éviter les effets de lassitude :  récemment, un Haruki Murakami puis les « Toto Fouinard » de Jules Lermina, suivis d’un Modiano et du Judex d’Arthur Bernède, par exemple… et d’autres nuances : un recueil de nouvelles psychogéographiques par Michel Suffran (Villesonge) et un best-seller américain mêlant SF et fantasy dans un ton que perso je juge un poil trop « young adult » / commercialement calibré pour totalement me convaincre (All the Birds in the Sky, Charlie Jane Anders, pas encore fini).

Le même camarade me faisait le reproche de trop souvent, selon lui, opposer des genres, d’avoir face à mes préférences des « détestations » inverses. J’ai donc songé à sa remarque en relisant le premier Jasper Fforde, The Eyre Affair : de mes lectures des Brontë, Wuthering et Eyre, je conserve certes un souvenir agréable, mais relativisé par un grand romantisme et des éléments gothiques qui n’emportaient pas entièrement mon adhésion — et binaire que je suis, je ne puis m’empêcher de les comparer aux œuvres de Jane Austen, qui à chaque relecture m’emportent vraiment, pleinement. Mais comparer, opposer, soupeser, n’est-ce pas un outil habituel du goût ?

#2592

Je suis dans les dernières pages de ma relecture des « Toto Fouinard » de Jules Lermina, une série policière que m’a préparée mon excellent camarade JDB et qui aura droit à une ovine publication à tirage limité l’an prochain. C’est vraiment délicieux, passionnant et d’une parfaite qualité, un petit chef-d’œuvre du roman policier français très injustement oublié — mais le polar français ne se soucie que de « noir » et tant qu’il ne sera que cette triste littérature pour et par vieux mecs blancs à cheveux gris, qui repeignent juste le beigeasse en des teintes plus sombres… Moi ce que j’aime c’est le roman gris à la Simenon et le roman policier, qui était vert selon Penguin et serait jaune selon les Italiens… Enfin bref, « Toto Fouinard » c’est vraiment le pied, quoi. Un grand bonheur de lecture. Je regrette d’avoir fini (enfin, faut maintenant trouver les deux épisodes qui manquent encore). Et me suis bien amusé en sus du vocabulaire de l’auteur, d’un autre temps — je suis tombé à l’instant sur un « j’ai l’œil américain », expression disparue de nos jours mais que l’on trouvait encore même chez Claude Aveline dans les années 1950.