#2970

Un long moment, je suis resté le nez en l’air, à regarder les tours jumelles du Sacré Cœur se hausser au-dessus des toits. Dans la lumière dorée de ce jour d’hiver, les deux torsades de pierre me frappèrent par leur réalité. A force de ne plus sortir, j’en oublierai déjà presque la beauté urbaine, le simple plaisir d’une architecture sous le ciel translucide. Des passants approchant j’ai mis mon masque et, pour me donner une contenance, suis allé m’asseoir sur un banc. Pas longtemps, juste pour un autre et bref moment de réel. Je m’étais donné pour défi de rejoindre le supermarché des quais en n’empruntant que des petites artères, afin de croiser un minimum de monde. Voilà la vie en temps de pandémie : rechercher cette solitude pourtant si aliénante, filer son chemin en étranger, juste le cœur allégé d’un peu de marche.

#2907

Hier soir lors d’une longue promenade, je suis passé devant la Méca et sur son parvis, le vent hurlait — mais littéralement, de longs et suraigus hurlements provoqués je ne sais comment, le vent dans les haubans, sous la grande arche, dans les arbres, je ne sais mais le résultat dans cette portion de ville presque déserte provoquait presque le frisson, d’autant que ces temps-ci je lis pas mal de choses sur les Grands Transparents chers aux surréalistes, à Caillois et à Réda, ou bien sur les entités paramentales de Leiber dans Notre-Dame des Ténèbres, bref, sur les étranges et évanescents fantômes de notre vie urbaine.

#2874

Aimable rue Malbec qui, branlicotant des parages de la gare jusqu’à l’estuaire de la place Nansouty, laisse couler un macadam sans histoire, se cherche un centre sans jamais se stabiliser et incarne l’exemple tranquille de l’ordinaire bordelais, blond et provincial, excentrique sans avoir l’air. Les gueilles pendent devant les portes, comme il se doit, et alternent échoppes, maisons basses de plein-pieds, traditionnelles, et « échoppes doubles », alors assorties d’un simple étage. Le ciel semble plus haut dans ce sud de Bordeaux qu’au-dessus de la plupart des villes, même lorsque comme ces jours-ci il se vêt d’une grise houppelande. De loin en loin s’ouvrent des places si modestes que la municipalité ne semble pas s’être donnée la peine de les nommer, en tout cas nulle plaque ne l’indique, mais c’est chaque fois un petit événement urbain, le triangle d’une autre artère laissant respirer la chaussée, une boîte à livres ici, une boutique là, ou en tout cas le souvenir d’un commerce disparu inscrit en lettres râpées sur un fronton de bois ou bien à même la pierre. Des porches étroits, des cours discrètes, les pavés de la rue de Beautiran, les cannelures carthaginoises d’une façade épaisse de pas même une pièce et d’ailleurs condamnée, les arbres devinés derrière les murs, forment les galets de cette rivière tranquille. Le meilleur sans doute, la note la plus insolite, étant cette haute maisonnette en retrait derrière sa grille, dont la dentelle de bois compliquée qui en orne l’étage incarne un genre balnéaire encore renforcé par le palmier élèvant son tronc rugueux, intrusion du maritime au sein du citadin. L’infini se découvre partout, au fond d’un jardin, au bout d’une rue, et certains moments rue Malbec la fumée d’une mer bleutée paraît trembler là-bas, devant, mais l’on n’arrive qu’à la confluence du cours de l’Yser, quand ces deux courants rejoignent la mare de pierres grises, étale, de Nansouty, conçue récemment par une mairie ne comprenant toujours pas qu’il faudrait végétaliser plutôt que minéraliser.

 

#2865

Retenu par un ouvrier qui faisait quelques travaux chez moi, le samedi, je n’ai pas eu l’occasion de mettre les pieds dehors, je piaffais ; alors le lendemain dimanche apportant encore un brin de soleil, je sors marcher. Le vent ne cesse d’ouvrir des déchirures bleues dans la couverture des nuages, puis de les recoudre. Ayant pris le 26 jusqu’à l’arche formidable du stade, un moment j’admire l’affrontement des orgueils de deux époques : à l’alignement de trois façades de style éclectique, avec décorations orientalisantes, frontons gothiques, volutes grises et briques d’émail cuit d’un vert de marais, répond depuis quelques années leur voisin immédiat, bloc de métal noir et sous-bassement brossé et perforé, sans concession. Les deux sont remarquables, leur proximité presque brutale.

Rue Manon Cormier je traverse la chaussée de manière à tourner le regard vers les maisons traditionnelles, échoppes et échoppes doubles, et ainsi échapper à la médiocrité d’une « résidence », mouvement constant de ce type de balade, les promoteurs mitant le paysage chaque fois qu’ils le peuvent de ces immeubles rentables où l’on entasse quatre étages sous des plafonds bas et avec une hauteur pas beaucoup plus élevée que les maisons de pierre des alentours, une compression de petites gens pour existences aux normes. La médiocrité et la cupidité des constructeurs se lisent dans ces pâles bâtisses, heureusement pas trop fréquentes à Bordeaux. Je repense à la remarque d’un ami lyonnais, me demandant si l’on ne se perdait pas dans ces rues blondes « toutes pareilles », mais j’aimerai que ce soit plus le cas, j’adorerai me perdre : on découvre mieux encore en s’égarant.

Il me faudrait tourner sur la droite pour commencer à pénétrer le quartier en direction du mien, mais je suis dans un sillon bas, peut-être un souvenir du ruisseau Le Peugue, et la velléité ascendante des rues de Madrid et du Portugal buttent sur une haute muraille en briques, celle de la façade latérale d’un caserne, il n’y a de plus bloquant que les militaires, d’autant que pour mieux asseoir leur supériorité ils ont bâtit sur une arrête. Dans cette ville plate, la moindre dénivellation fait figure de colline — on dit d’ailleurs que la place Gambetta se nommait autrefois le « mont Judaïque ».

Je poursuis donc jusqu’à la rue Héron, qui croise la rue Lecocq, aimable effet de basse-cour. Parcourir ainsi les rues demande un double effort d’attention — traverser pour aller admirer quelques cabochons plantés en verrue sous une fenêtre à la manière arcachonnaise, retraverser pour une discrète fresque florale aux carreaux en sourcil au-dessus d’un balcon — et de distraction — l’horizon des rues séduit, on croit distinguer là-bas une cathédrale gigantesque, tandis que vers ici la clarté solaire indiquerait plutôt la liberté d’un champ, à moins qu’un soupçon de frondaisons tout au fond d’un cours évoque quelque forêt que l’on pourrait presque atteindre. La toponymie se fait également évocatrice : Jean-Renaud Dandicolle, le pauvre homme avait clairement un destin de rue ; et Chateaudun, hommage d’une province à une autre ? Je songe à ma mère, qui doit avoir de la famille du côté de Châteaudun (je me trompe, je confonds avec Issoudun), et encore en voyant la rue de Patay, n’a-t-elle pas habité rue de Patay à Paris (qui possède également une rue de Châteaudun), dans sa jeunesse ? Rue de Budos c’est un oncle, qui a une maison dans ce petit village proche. S’y mire l’architecture rouge et aérée d’une cité universitaire en Art déco, bel événement propre à s’éveiller au sein des échoppes endormie.

Après le sabre, le goupillon. Tout d’abord le jardin des dames de la foi — ah quel nom ! —, et puis la cyclopéenne muraille de l’école privée Saint-Genès, à l’orgueil râpé bien catholique, certainement les bâtiments les plus hauts et massifs du sud de la ville, dystopie scolaire d’une arrogance presque effrayante. Ne voulant pas filer à droite, je connais trop ce trajet, je prend à gauche, rue Baysselance, où se retrouve une somnolence dominicales encore accentuée par les roucoulements d’un pigeon. Son extrémité s’éclaire d’un curieux béton rose aux volets gris, écœurant comme une pâtisserie industrielle. Quel architecte a pensé que ces teintes seraient de bon aloi ? Heureusement, cette vilaine chose glisse sur le côté d’un des plus bel espace du quartier : la cité universitaire, ancienne école privée qui boudait autrefois derrière sa muraille, présence boudeuse et sombre qui m’intriguait lorsqu’étudiant moi-même je passais par ici en bus. Ouverte et rénovée, elle déploie aujourd’hui son ample façade préfectorale au front clair, son parvis où claquent des skateboards, et, derrière, la grâce steampunk de ses passerelles en fer forgé, sur un square de l’Argonne récemment rénové, où même les petits immeubles sixties sont de nouveau pimpants, en aplats colorés et balustrades translucides.

Distraction : se laisser séduire par le déhanchement d’une rue et une perspective de grand if et de coupole qui bâille par là — ah, les promoteurs viennent de faire des dégâts, une tranche de territoire a disparu, grand vide comme une respiration dont il faut profiter avant que ne poussent quelque nouvelles boîtes à œufs en carton. La végétation, aussi, parle au regard : l’élan sombre d’un marronnier au-dessus d’un garage, un arbuste au feuillage rouge qui se tient songeur au coin d’un porche, le grésillement des bambous dans un jardin, les boucles rugueuses d’un estragon contre les marches d’un perron. Je n’ai pas trop prêté attention au ciel, qui se couvrait, et maintenant court de ce vent gris qui prophétise une averse. Rue Malbec j’aperçois une boîte à livre et c’est un signe : deux bouquins sur le jazz par mon maître à écrire, Jacques Réda, dans les pas duquel je me plaçais justement. Je rentre fourbu, en peu en hâte, mais les gouttes ne se concrétiseront pas et j’aurai l’occasion de m’installer encore un moment au jardin, sur la chaise en fer, pour finir de lire dans la douceur les entretiens avec Lewis Trondheim. Je passe de Bordeaux à Saint-Stephenbourg.