Ce matin sous un ciel lacté d’une bruine perçante, la Garonne prenait le beige tendre d’un lait de noisette, plane et vaste, et les nouvelles pyramides au-dessus des arbres de l’autre rive se gommaient dans la lumière diffuse.
Archives de catégorie : psychogéo
#2767
Travaux en cours : je prépare, une fois de plus, un nouveau livre sur Londres… Je pense donc notamment à monsieur Hercule Poirot, dont la résidence s’élève ci-dessous dans toute sa grâce printanière, sur Charterhouse Square…
#2765
Londres, décembre 1952. Du 5 au 9 décembre 1952, une « Great Smoke » particulièrement épaisse recouvre la capitale et, après son passage, le ministère de la santé révélera que plus de quatre mille personnes en sont décédées prématurément. Le Parlement adoptera en 1956, enfin, le Clean Air Act, visant au contrôle de la pollution atmosphérique, qui aboutira finalement à la disparition du tristement fameux smog londonien.
« Le brouillard était tel une couverture de couleur safran, imbibée d’eau glacée. Il avait menacé sur Londres toute la journée et commençait finalement à descendre. Le ciel était jaune comme un chiffon à poussière et le reste prenait un noir granuleux, surimposé de gris et éclairci de temps à autre par un éclat de couleur de poisson quand un policier tournait dans sa cape humide. » Margery Allingham, The Tiger in the Smoke (1952).
#2760
J’évoquais l’autre jour, avec un bout de vieux plan, mon ancien quartier en plein Bordeaux, au mitan des années 1980. Ce que je n’avais pas rappelé alors, c’est que j’ai habité là durant deux ans… dans un bordel, une maison close.
Au 13 rue Léon-Valade, en plein centre de Bordeaux. Dans un petit immeuble anonyme, tout près de la Galerie des Beaux-Arts. Cette rue, et deux ou trois autres, formaient le dernier carré du vieux Mériadeck, un quartier populaire qui, tout comme le Tonkin à Villeurbanne par exemple, se trouva dans les années 1970 au centre des grands projets urbanistiques de l’ère pompidolienne. Le dernier carré: on m’a dit qu’autrefois, si commune était la prostitution que de grosses bonnes femmes s’installaient dans la rue, sur des sièges en toile, afin de racoler tranquille. La rue Léon-Valade et ses ultimes voisines n’avaient plus une telle outrecuidance, mais quelque chose demeurait tout de même de l’ancienne gloire péripapéticienne, en la personne de Madame Zimmermann.
Madame Zimmermann, une grande et grosse femme aux cheveux d’un faux blond criard, était ma proprio. Vérité ou légende, on m’avait dit qu’il s’agissait de la veuve d’un ancien caïd local, ce qui expliquait qu’elle protège les quelques filles du « dernier carré »: une atroce d’une cinquantaine d’années, le cheveux poivre-et-sel et la tronche piquetée de petite vérole, la silhouette cependant bien droite et toujours aimable; et deux jeunettes, une blonde et une châtain. La noiraude officiait plus haut dans la rue Léon-Valade, et elle habitait l’unique pavillon de la rue, entouré d’un maigre jardinet, mais les deux filles siégeaient de chaque côté de la porte de mon immeuble. Une autre protistuée utilisait la grande chambre au-dessus de la mienne, et ne parlons pas du veux couple illégitime qui avait sa chambrette sous la verrière. Bref, vérité ou légende, encore, Madame Zimmermann protégeait ces filles sans rien trop demander en échange, sur la force des relations de son défunt mari. Une rue libre, en quelque sorte.
Une rue bien vilaine, en tout cas: uniquement bordée d’immeubles bas et d’échoppes râpées, sans style ni charme, grisâtres, fenêtres bouclés et portes sales, deux-trois rues en berne, usées. Puis une rue moins triste, façades blanches, Madame Zimmermann habitait là, en haut de quelques marches. Et un peu plus loin, l’unique boutique du « dernier carré » — une échoppe de « surplus militaire », comme une bouche sombre dans l’alignement clair, encore obscurcis par les pendeloques, les fringues en étendard, vert bidasse et tachées pour le combat. Tout ce que je déteste, jamais je n’y suis entré.
Dans cette si vilaine rue, l’immeuble où je louais une chambre faisait presque figure de beauté: une façade ordinaire en béton non peint, mais neuve, lisse, avec des fenêtres (toujours fermées ; celles l’étage étaient fictives), non décrépites. Ses volets proprement bondexés, aux encadrements de métal brossé, paraissaient presque pimpants, dans un tel environnement. Il ne semblait pas très vieux, cet immeuble: fin des années 1970 tout au plus, peut-être même années 1980. Pourquoi diable l’avait-on construit? Alors que déjà tout le « dernier carré » se trouvait promis à destruction et que, d’évidence, les bordels étaient interdits depuis si longtemps? Car bordel c’était, avec cour intérieure sous verrière, deux étages de mezzanines, uniquement des petites chambres, etc. Quel degré de corruption fallait-il, pour que dans les années 70 on ait « laissé faire »?
Durant les deux années que je passais en ces lieux, je vis souvent Madame Zimmermann faire visiter l’immeuble. En vain, bien sûr: quel acheteur aurait été assez fou pour acquérir quelque chose en zone sinistrée? Durant tout ce temps, également, la gauche de la bâtisse ne fut jamais qu’un terrain vague, fermé de palissades, qui s’avachissaient lentement au fil des mois, et planté de buddleias à l’habituelle victoire sur les espaces abandonnés des villes. Cet endroit vide, bordé de poutres de maintien des fois que, me fit toujours l’effet d’une dent manquante dans une vieille mâchoire. Comme l’annonce d’un futur rasé. À l’angle extérieur de « mon » pâté de maisons, côté Galerie des Beaux-Arts, il y avait une boutique à l’auvent en zinc surmonté par d’anciennes publicités peintes — en cours d’effacement comme tout le « dernier carré ». J’ai beau essayer de me souvenir, interroger les quelques images mentales qui me restent encore, je ne parviens pas à la voir ouverte. Une graineterie, peut-être? Je ne sais plus.
C’est terrible, deux années j’ai vécu là et cependant je ne sais pas vraiment quel visage donner à ces lieux, comment les décrire encore, dans leur anonymat grisâtre, avec quelques rideaux fanés devant leurs portes (tradition à Bordeaux) et des fenêtres opaques, souvent bouclées par des volets. Combien de personnes habitaient encore dans le « dernier carré »? Je ne croisais guère de monde de par la rue Léon-Valade, en dehors des trois péripatéticiennes et de leurs rares clients. Je m’amusais à penser que je vivais des instants fragiles, la toute fin d’existence des rues Léon-Valade, Millardet et de Foix. Pas ma vie en zone de guerre, non, pas même en « quartier rouge »: plutôt ma vie parmi les fantômes.
#2758
Cette parcelle minuscule d’une carte du centre-ville bordelais provient du passé : un passé qui y est représenté avec précision, le dessin clair de quelque chose qui n’existe plus. Il y a cinq ans que j’habite à Bordeaux, mais j’y avais déjà vécu auparavant, dont deux années en plein centre, au 13 de la rue Léon-Valade. Cette rue n’existe plus, annihilée tout comme deux autres petites artères avec elle et les six pâtés de maisons qu’elles délimitaient. Désormais s’érigent à leur place quatre gros blocs à l’architecture commerciale sans grâce ni qualité, et au niveau de la chaussée un centre commercial vide, en faillite. Un peu pus tard, j’allais vivre à Lyon, dans un bel immeuble ancien qui fut promptement abattu, au sein d’un pâté de maisons également annihilé au profit d’une grosse verrue bancaire architecturalement repréhensible.