#86

Dimanche 4: Peu, trop peu dormi — cette nuit, et les nuits précédentes. C’est un peu zombie que je quitte l’hôtel et me rends à la Cité des Congrès (« cite des congres » ai-je lu dans le bar; je ne suis pas le seul que cette typo fautive a amusé). Il n’y a pas encore grand monde, et certains copains (Ugo, Johan) sont déjà repartis. La fatigue aidant, j’ai un peu de vague à l’âme. La pesanteur de l’ambiance de ces derniers jours, que j’avais repoussé grâce à l’amitié & aux plaisanteries, me retombe dessus — je n’aime pas trop les principes élitistes de cette organisation, les mondanités & les prétentions du festival. Jusqu’à lors, le petit milieu de la SF était toujours parvenu à échapper aux lois du fric & des jeux d’influence. Malheureusement, l’action persistante de certains conduit à un effacement progressif de la convivialité au profit (c’est bien le terme) d’une conception mesquine, commerciale, politicienne, de l’édition de SF…

J’ai vraiment eu l’impression tout au long des Utopiales qu’il y avait deux attitudes, une bipolarisation du milieu: ceux qui se la jouent, qui voudraient être des stars ou qui se complaisent dans leur position de big fish in a small pond (pour utiliser une cocasse expression anglaise); et ceux qui ne se prennent pas la tête, qui ne veulent qu’écrire & s’amuser, avec humilité & entre copains.

Putain, que sont dérisoires les enjeux & le fric à se faire dans la SF, pourquoi certains veulent-ils être les maîtres, ériger des diktats, se faire les arbitres du bon goût? J’suis fatigué…

Maussade je suis, maussade je vais rester toute cette journée… Dernières discussions avec quelques amis & connaissances (dont Comballot, pas encore vu), excuses contrites présentées au gars Pagel, dont j’ai bien raté la fête d’anniversaire, j’en suis fort dépité — et Sara à son tour est désolée, elle avait brièvement éteint son phone juste au moment où j’ai appelé… 🙁

Derniers tours au bar.

À l’heure du repas, je monte déjeuner au 3e étage, où je ne suis encore jamais allé. C’est gratuit pour les invités — toujours cette fichue VIP attitude. Sylvie Lainé monte avec moi, pas tranquille car elle n’a qu’un badge marqué « Jean-Jacques Girardot » (JJ en avait obtenu trois, je ne sais comment!). De fait, une des multiples hôtesses interchangeables à la plastique longue & lisse (encore un aspect passablement ridicule/désagréable du festival, ce machisme sournois qui consiste à utiliser des femmes comme potiches), filtre les entrées. Je passe: mon nom a été ajouté à la main en bas de liste (Gallimard n’avait obtenu mon invitation qu’à grand peine). Lorsqu’arrive le tour de Sylvie, l’hôtesse de l’air bête lui demande son nom: « Girardot »; « Jean-Jacques? »; « Je suis sa femme ». Sylvie passe, légèrement palpitante… et fonce prévenir JJ de cette soudaine union!

La salle de déjeuner est vaste, très lumineuse puisque éclairée sur toute sa circonférence par de larges baies vitrées. Les buffets de hors d’oeuvres & de desserts sont assez somptueux — mais les plats chauds s’avèrent médiocres, genre bouffe de cantine. Gilou, Berthelot & RCW s’installent à la même table que nous, rejoints par Chambon (que je ne connais pas du tout & ne discutera qu’avec Gilou).

Heure du départ: branle-bas de combat, JJ retrouvera-t-il toutes ses affaires, le Gritche survivra-t-il au transport (il s’agit de l’atroce statue d’un monstre griffu qui marque le prix Dorémieux), Alain suit-il? Sylvie ne s’inquiète pas: sa montre retarde d’une demi-heure! Enfin: en route. J’ai une réservation en première mais je monte bien entendu en deuxième, pour être avec la Girardot (?) family. En compartiment — longtemps que je n’avais pas voyagé ainsi, à l’ancienne. Le train part un peu en retard. Il est bien plein. Mais ce n’est rien par rapport à ce qui va suivre… Notre Corail s’arrêtera dans chaque ville, et il semble que jamais personne ne descend! Les couloirs étroits ne tardent pas à être bondés de corps tassés, entassés, pliés, empilés. Presque impossible d’aller jusqu’aux WC — d’ailleurs il y a des gens entassés dedans, également. Et aucun bar dans ce bar, de toute évidence. Et il fait trop chaud. Et nous prenons encore du retard, et encore, et encore… Sans excuses ni explications de la SNCF, cela va de soit: les voyageurs ne sont que du bétail.

Je tente de lire un manuscrit français (d’un auteur d’un certain âge, déjà pas mal publié) fourni par Gilou — une pure horreur, entièrement écrite en point de vue omniscient, avec longues & lourdes explications détaillées toutes les deux lignes et demi sur le pourquoi du comment de quoi que c’est-y… J’abandonne à la page 27, à la surprise de Sylvie. Qui s’empare de l’objet du délit, tente sa chance au hasard, et comprend tout de suite: tout le texte est ainsi! Imbitable. Dommage, car la base semblait intéressante: un monde utopique & écologiste, réparti en trois sociétés distinctes. Avec un petit côté polar dans l’intrigue. Hélas, trop c’est trop, on n’écrit plus jamais ainsi de nos jours — et franchement, je trouve ça aussi illisible qu’impubliable.

Alain à mes côté reste assez sage, ce gamin est une perle; un môme brillant, futé, intello, affectueux, et remuant (normal) sans être chiant — un compagnon de voyage amusant & agréable. Son père me fait voir, sur son appareil numérique, les photos qu’il a pris durant le festival. Sylvie lit (relit?) Le don de Chris Priest. Je me plonge dans Threshold de Caitlìn R. Kiernan — encore une lecture commandée par Denoël, mais très plaisante celle-là. Un roman d’horreur subtil, psychologique, où le surnaturel demeure très subjectif & peu apparent (des fossiles étranges trouvés dans un tunnel près de chez l’héroïnes, ses grands-parents paléontologues morts de manière légèrement suspecte, la légende d’un monstre dans les parages, deux losers aux rêves troublants, et une jeune SDF qui pense avoir été nommée par des anges pour chasser les esprits maléfiques). Style travaillé & suspense pas pesant, un roman original — difficilement classable, et sans doute difficilement vendable!

Raah, le train arrive enfin à Lyon. Une heure de retard. Je suis vanné, fourbu, déshydraté. Sweet home!

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