#164

Mardi 5 février 2002

À venir ainsi à Londres en pointillé, une ou deux fois par an depuis de longues années, j’ai vu la ville évoluer, changer. Ce sont parfois de gros bouleversements, plus souvent de petits détails. Ainsi suis-je passé par Russell Square Gardens tous ces soirs-ci, et me suis amusé des cabines téléphoniques qui sont à l’angle, face à l’hôtel Russell. Je me souviens d’une époque où il s’agissait de cabines rouges, traditionnelles, celles designées par le génial Sir George Gilbert Scott; puis durant les errements du thatcherisme, les cabines rouges furent supprimées presque partout dans toute la ville, remplacées par des cabines en verre aux montants noir, moches; je me souviens que Michelle Charrier avait appelé Michel Pagel d’une de ces cabines. Elles sont de nouveau rouges, traditionnelles, à travers toute la ville elles ont été réinstallées…

J’ai rêvé que j’étais à Londres, cette nuit. Oui, cela faisait déjà cinq fois que je dormais à Londres, et mon inconscient ne l’a enfin réalisé que maintenant. Il a rattrapé mon corps, s’est ancré à Londres. Je ne sais plus trop de quoi il s’agissait, bien entendu — juste que j’habitais dans un appart avec deux garçons, Olivier & un autre nommé Philippe Henriet (?!), et qu’il était question dans notre conversation d’une médiathèque située dans Camden Town — ou bien était-ce Barbican?

Je désirais emprunter la Circle Line pour me rendre à la Tour de Londres, malheureusement cette ligne est partiellement en panne, je me retrouve donc à descendre à Aldgate East. Sur le quai, un klingon semble s’être emparé du micro & aboie dans les hauts-parleurs.

Je ne sais de quoi Aldur était le dieu (Aldgate = la porte d’Aldur) mais toujours est-il que le pauvre n’est pas gâté, c’est peut-être le coin de Londres le plus moche que j’ai jamais vu. La circulation est si intense qu’à chaque carrefour les piétons sont contraints de descendre dans des tunnels souterrains afin de passer d’un bord à l’autre. Je retrouve rapidement la City, ses bâtiments ultra-récents, ultra-clinquants. Encore & toujours des tas de travaux, des tours en érection; jusqu’où s’arrêteront-ils? Cela me fait penser à cette publicité de l’EDF, cette plaine sauvage qui se couvre de plus en plus de structures urbaines, jusqu’à l’étouffement et le game over… J’ai vu hier un tableau représentant les abords de la Tour au XIXe siècle — il y avait encore un immense square devant la Tour, là où maintenant se dressent des immeubles de bureaux années 1970 minables. Presque tout ce qui est laid à Londres semble dater de ces fichues seventies.

Arrivé à Tower Bridge, mauvaise surprise: le pont est fermé, pour cinq semaines! Passé un bref instant où je reste abasourdi, et n’osant croire qu’il n’y a vraiment aucun moyen de traverser, je descends sur St Katharine Docks. Bingo! Il y a bel & bien prévue une traversée en bateau. Ma foi, à quelque chose malheur est bon: c’est bien plus amusant & original de traverser ainsi, sur l’eau. Et nettement plus rapide: le petit navire fonce à toute vitesse, fait une boucle serrée, nous dépose sur la jetée de Butler’s Wharf. J’en profite pour prendre quelques photos, selon des angles que je n’aurai sans doute plus jamais l’occasion d’apprécier.

C’est absolument ravi de cette petite mésaventure que je débarque sur la Butler’s Wharf Pier. Je vais explorer un moment le Design Museum, passionnant, puis poursuit par une sinueuse balade dans le quartier — Butler’s Wharf s’est incroyablement développé depuis la dernière fois que j’y avais été, c’est un émerveillement de tous les instants, pour l’amateur que je suis d’architecture contemporaine & de design. Tout est design, la moindre petite passerelle, les jardins entre les immeubles, les jetées, les bâtiments eux-mêmes — mélange subtil de nouveauté & de rénovation; il y en a presque trop, je ne sais plus où donner des yeux. Un orgasme visuel!

Et encore, tout n’est pas encore tout à fait terminé: le quartier s’achève par un bloc, très ancien & très abîmé, qui est actuellement en cours de réhabilitation, puis par deux colossaux docks, des masses verticales de brique jaune faisant un peu penser à la voisine centrale électrique de Sir George Gilbert Scott qui abrite de nos jours la Tate Modern. Au-delà, plus d’extension possible: des petits pavillons, et derrière, des immeubles des années 1970. Quelle évolution, en tout cas! J’ai suivi quinze ans durant la transformation, mutation, renaissance de ce quartier auparavant à l’abandon.

J’ai eu de la chance, de le découvrir lors du tout début des travaux, alors qu’à l’époque je me promenais encore assez peu en dehors du centre. Je n’étais pas encore aussi porté sur l’architecture industrielle & sur le design. Le hasard voulu pourtant qu’un jour, poussé par la curiosité, j’avais traversé Tower Bridge et m’étais donc retrouvé à descendre dans Butler’s Wharf. Seuls les quelques bâtiments immédiatement en dessous du pilier gauche avaient déjà été achevés. Tout le reste n’était encore que friches, des budleias perçaient dans toutes les façades, d’immenses étaies retenaient des façades évidées, des herbes folles couraient partout, les quais étaient partiellement effondrés dans la Tamise. Pourtant, il s’agissait d’un abandon qui semblait vibrer, en l’attente du futur: quelques panneaux, ici ou là, annonçaient déjà les prochaines transformations… Aujourd’hui, tout est incroyablement neuf, rénové, bichonné, formidablement « conranisé », si j’ose dire… (Hum, je n’ose imaginer les loyers dans le quartier…)

Tiens, encore des travaux: dans l’angle du portail arrière de New Concordia Wharf. Un colossal pied sculpté, blanc puis briques, ça a l’air immense: une cheminée, je suppose.

Je déambule dans le quartier le nez en l’air, admiratif. De temps en temps passe un ou deux adolescents, en pleine course à pied, les épaules musclées largement découvertes par leur débardeur. Fraîches apparitions qui pimentent agréablement la qualité esthétique du moment.

Au hasard de mes errances, je retrouve avec grand plaisir un pub où j’avais déjà déjeuné une fois, avec Thierry Sportouche & Olivier, en fin de séjour. The Dean Swift. Il est midi, l’heure d’une roborative steak and Guiness pie. Ah, et puis une demi-pinte de Strongbow: je ne me lasse pas de ce cidre anglais!

(à suivre)

#163

Lundi 4 février

Petit-déjeuner: à la grande table ronde à côté de moi se tient toute une famille de Marseillais — la maman, la jeune fille, et deux ados. Les garçons se font expliquer en quoi consiste un English breakfast et l’un d’eux de s’écrier, spontané & grand sourire: « Je veux la totale! ». La jeune fille fait un peu la gueule, elle n’aime rien.

Ce matin, j’ai décidé de retourner au Museum of London. La dernière fois, la partie victorienne de l’expo permanente était fermée, en réfection. Je descend par Finsbury (cet hôtel de ville! Quelle monstruosité incroyablement kitsch, une sorte de mini-fort gothique tout en briques rouge sombre — une horreur amusante) puis dans le quartier mi-branché mi-historique de Clerkenwell, passant pour cela devant St John’s Gate, un des très rares bâtiments médiévaux de Londres. L’illustrateur de la couverture du Yellow Submarine sur Londres l’avait utilisé comme modèle pour sa proposition, le pôvre: of course je lui avait demandé de faire autre chose, car St John’s Gate est particulièrement peu représentative de l’architecture londonienne…

Je m’engouffre ensuite dans la sombre mâchoire du quartier de Barbican. Un labyrinthe de passerelles piétonnes & de grandes tours en béton moussu. À mon humble avis, l’un des très rares exemples d’architecture des années 1970 qui s’approche de la réussite… Mais quelle tristesse: tout ce quartier est beaucoup trop sombre. Qu’il s’agisse du sol rouge foncé & surtout du béton brut des immeuble, qui a terriblement mal supporté le passage du temps… Les surfaces poreuses, autrefois d’un plaisant gris clair (imagine-je), sont désormais marron verdâtre, maculées de coulures noirâtres. L’ensemble de Barbican, en fait, aurait besoin d’un bon coup de ripolin! Mais je n’ose imaginer les tonnes de peinture que cela représenterait… La partie la plus audacieuse de l’aménagement du quartier, à savoir le parc central avec son double lac & ses bancs/îlots en dessous de la ligne des eaux, est mélancolique, enténébrée — limite lugubre, en fait. Barbican me fascine par son étrangeté: de longues rampes sillonnent les bâtiments dans une semi-obcurité à peine percée de temps à autre par une vague loupiotte jaunâtre; une des portes d’accés du Barbican Centre est cachée au fin fond d’une de ces coursives, derrière un escalier; enchâssée entre deux douves, une petite église toute simple semble perdue, en complet décalage; les ruines moussues du mur de Londres se confondent presque avec les terrasses grisâtres des appartement alentour, souvent couvertes de plantes grimpantes.

Indifférent à ce décor d’utopie obsolète, un écureuil descend prestement de l’unique arbre qui se dresse près de l’église, dégringole quelques marches & traverse tranquillement une passerelle en métal avant de se carapater sur la pelouse, jusqu’à la protection d’une tourelle ruinée du mur de Londres.

Tout est chaos, dans la City: panorama d’une mégapole en construction permanente… Au premier plan, ruines du London wall, couvertes d’une végétation désordonnée, lierre & mauvaises herbes; un peu plus loin, les barricades bleues & blanches d’un chantier sur la rue; une passerelle piétonne en béton noirci; muraille blanche/verte & muraille briques de buildings flambants neufs; la coupole parfaite de St Paul; le tout dominé par la verticalité agressive d’un monolithe noir, immeuble de bureaux. Et des cieux troublés, fuligineux.

L’un des immeubles constituant le Barbican se nomme la Thomas More House. Oui, en effet: quel meilleur patron trouver pour une utopie aussi morose? Tout ici est à la fois grandiose & ténébreux, délabré, empoussiéré. Les espaces de verdure ont moins l’air d’être de l’herbe que de la mousse. Le cours de tennis n’a rien de smart, il est plutôt triste, comme abandonné. Tout respire une tranquille déchéance.

Le Museum of London lui-même est une redoute noire, dernière extension du monstre Barbican, qui a extrudé cette forteresse au bout d’un de ses pseudopodes. Surprise: l’accés du musée est actuellement gratuit. On nous explique dans une expo à l’entrée, que le Museum of London va être étendu, avec la couverture en verre d’une grande cour derrière, qui n’était pas utilisée (très à la mode, ça, comme solution: le British Museum est l’exemple le plus remarquable de ce type d’aménagement). Une nouvelle entrée, nettement plus visible (!) que l’arrondi du mur d’enceinte, va être également être aménagée dans un nouvel immeuble en construction juste à côté.

Mine de rien, je passe trois bonnes heure dans le musée. Parmi les nouveaux aménagements, la reconstitution d’une rue victorienne — très amusante. Des tas de films d’époque, projetés sur de petits écrans plasma. La partie victorienne de l’exposition permanente représente à elle seule une bonne moitié du musée: je ne regrette pas d’être revenu!

Curiosité: un mannequin de cirque, nommé Psycho, automate naguère censé accomplir moult exploits assez incroyables. La notice du musée indique que lors du don en 1932, la famille héritière retira de l’automate un élément secret, dont l’absence rend inexplicable ses exploits passés. Cocasse note de mystification dans le cadre ô combien sérieux d’un musée. Une pointe de mystère, presque de fantastique, dans un contexte si bien documenté: comment ce petit buste au visage oriental aurait-il pu jouer aux échecs, discuter avec les clients, tirer les cartes…

Dehors, pluie drue. Un tout petit bout de chou regarde la statue qui trône dans l’allée: un troupeau de moutons. Are they going hunting? demande-t-il à sa mère. Non mon chéri, je ne pense pas qu’ils partent à la chasse, ils vont juste se promener. Et quand est-ce qu’ils vont revenir? Mais ils ne partent pas vraiment, regarde, ils sont en pierre: ce sont des statues.

La pluie froide me dissuade de pousser vers la rive sud: je regagne le métro à St Paul. Paternoster Square est toujours debout. Que sont devenus les projets de reconstruction? Le vent retourne mon parapluie. Ouf, le métro. Au moment où j’allais grimper dans la rame, un homme me montre un bout de papier: I am going to Victoria Station. Il me fait comprendre qu’il aimerait savoir s’il s’agit bien du métro; pour Victoria, je lui réponds que oui, il y en a pour cinq stations — mais je ne sais pas s’il a compris; d’ailleurs, au premier arrêt il me redemande si c’est Victoria. Lorsque deux stations plus tard, à Oxford Circus, il me faut descendre, je lui montre sur le plan où nous sommes, et où se trouve Victoria. Il semble avoir compris. Je l’ai un peu observé durant le trajet: parfaitement bien habillé, il sert contre lui un attaché-case. Est-il étranger, illettré, ne parle-t-il pas anglais? Le teint vaguement basané, mais assez chic, aucune trace de gaucherie en dehors de son handicape de communication.

À côté de lui est assis un jeune homme aux traits légèrement eurasiatiques. Endormi. Vêtu tout de noir, avec une sobriété digne d’un clergyman. Les yeux fermés, il a croisé ses mains devant lui, sur son sac, comme s’il était en prière. Il est charmant, très beau.

Eu égard au mauvais temps, pas d’autres promenades/musées aujourd’hui mais shopping time: un bref tour chez Liberty’s (juste histoire de me faire du mal devant de très belles choses aux prix inaccessibles), puis Lush (savons bizarres), Border’s, Marks & Spencer (je reste un moment près de la caisse, à regarder sur un écran une hilarante bande annonce pour « Monster’s Inc. », séance inédite & excentrique en diable), HMV (deux disques, chouette alors), Virgin (ah, qu’il est loin le temps où l’on y trouvait tout ce que l’on pouvait vouloir! Ils vendent de moins en moins de choses, d’ailleurs signe des temps le rez-de-chaussée n’est plus consacré qu’à la dance… Plus de vidéo, au sous-sol est le ghetto du rock/pop. Un concert y débute justement, Electric Soft Parade. De la pop gentillette & banale), des librairies généralistes, les bouquinistes de Charing Cross Road (choc: l’une des librairies a fermé, remplacée par un magasin de charité! — étonnant, ça: plusieurs fois que je vois à Londres ce style de boutique, au bénéfice de tel ou tel pays démuni), une librairie de comics (pour des commandes de copains).

Le soir venu, je retourne à l’Odeon de Shaftebury Avenue, pour voir « Mulholand Drive » de Lynch. En sortant du film, une jeune femme se plante devant l’affiche et, lisant, s’exclame: « Meilleur directeur à Cannes? Un film génial? I must be stupid!« . Devant moi dans la foule, un jeune homme s’étonne qu’un film aussi violent ait obtenu un certificat d’exploitation pour les 15 ans.

Il fait nuit, les nuages ont déserté le ciel. Je rentre à travers Bloomsbury par mon chemin habituel — trajet familier, qu’il est confortable de connaître sans erreur, sans hésitation, comme un vieil ami. Great Russell Street, Montague Street, Bernard Street, Herbrand Street & son fabuleux immeuble Art Déco (encore plus beau de manière nocturne, subtilement mis en valeur par des jeux de lumière), Brunswick Centre, Hunter Street, Cromer Street, jusqu’à Argyle… Seule absence: Russell Square Gardens, fermés pour travaux. Fin de soirée dans un pub, le Skinner’s Arms. Qu’il est étrange de lire L’éducation sentimentale alors que je me trouve à Londres: décalage…

(à suivre)

#162

(…)

L’estomac agréablement calmé, je repars après un bon repas dans le pub, servi par une matrone blonde qui appelle tout le monde « darling » & ponctue ses phrases de « lovely ». Légère déception: le chemin de la Tamise est fermé un peu plus loin. Un panneau indique qu’un accident a eu lieu le premier janvier, quelqu’un a été emporté par une crue. Je chemine donc dans Chiswick — joli quartier de toute manière si pas passionnant, purement résidentiel & récent —, puis, après des zig-zags à travers quelques résidences bourgeoises à souhait, je retrouve enfin les bords de la Tamise — l’accès au pathway est assez bien balisé, heureusement.

Rive complètement champêtre, tandis que de l’autre côté de la rivière l’urbanisation ne cède plus un pouce de terrain à la nature. Je marche, accompagné seulement par les criailleries des mouettes & la clameur occasionnelle d’un prof d’aviron sur le fleuve.

Un instant, le sentier s’élargit & forme une grande place ouverte vers la Tamise, bordée par une grande balustrade de pierre blanche. Au centre de la place: trois pavillons, le plus imposant se dresse dans une sorte de douve, il a le style des pavillons de musique du début du siècle dernier, avec un toit conique; les deux autres, de chaque côté, ont des allures de grange. Une immense limousine blanche est garée devant le troisième pavillon. Quatre vitres teintées de noir: quelle vedette est donc venue se recueillir ici? S’agit-il de l’homme en noir assis dans le pavillon qui fume une cigarette — non, certainement le chauffeur —, ou bien la V.I.P. fait-elle une sieste dans sa limousine?

Le Thames pathway s’est grandement élargit, il est maintenant sur trois niveaux: un niveau en terre battue, un niveau en herbe, un niveau goudronné; chacun séparé par une margelle en pierre. La nature s’étale de chaque côté de la rivière, en de longues & vastes pelouses bordées d’arbres. En dépit du crachin persistant (qui d’ailleurs ne me gêne guère), cette descente des bords de la Tamise me semble être la promenade dominicale par excellence; je continue à croiser des joggeurs & des promeneurs.

Les parcours se suivent mais ne se ressemblent pas: j’arrive sur un quai pavé, bordé de belles demeures. Secoué par le passage d’un hors-bord, la Tamise roule des vagues puis s’apaise à nouveau. Je me sens bien, merveilleusement tranquille, le bonheur me fait des papillons dans l’estomac — pour parler comme les anglais. En passant devant une boîte à lettres, dans Chiswick, je réalise que je n’ai pas encore fait pour Olivier ma carte postale journalière. Journalière… ou plus: cela m’amuse que de lui envoyer plein de cartes, au hasard de ma fantaisie. J’en improvise donc une là, sur mes genoux, protégé par mon parapluie.

Je distingue la centrale électrique de Battersea, loin devant. Un dépôt de chez Harrods s’élève au-dessus de l’eau avec des allures de palais mauresque. Arrivé à Fulham, je décide de rentrer: je suis fatigué & les parages ne sont plus trop intéressants — des résidences des années 1970, moches & convenues. J’ai calculé: cela fait plus de quatre heures que je marche… Parfait: pile au bout de la rue que j’ai emprunté pour regagner l’avenue principale du quartier, se trouve un arrêt de bus — un double decker arrive, qui a son terminus sur Baker Street. À l’étage, je somnole durant le trajet, le décor de la ville brouillé par la buée sur la vitre.

Arrivé à Baker Street, je décide d’en profiter pour aller faire quelques emplettes dans la boutique de souvenirs Sherlock Holmes — plusieurs cassettes vidéo. Sur un nouveau coup de tête, plutôt que de retourner à l’arrêt de bus pour rentrer à St Pancras, je traverse Baker Street: visite du musée Holmes.

Rien d’extraordinaire, juste un intérieur victorien reconstitué. Anecdotique mais plaisant, & fort bien réalisé. Quelques scènes clefs des enquêtes de Sherlock Holmes sont proposées en figures de cire: particulièrement mémorable est leur Professeur Moriarty, impressionnant; le jeune Holmes du Rituel Murgrave est également très bien; mais en revanche quelle déception que cette pauvre Irène Adler! Ils ne l’ont pas gâtée: toute petite, le visage beaucoup trop gros, quasi bossue… Ce musée est au moins aussi attrayant/intéressant comme témoignage sur l’habitat victorien que comme « mémorabila » sur Sherlock Holmes. Je ne me rendais pas compte d’à quel point les maisons de l’époque étaient étroites, les pièces aussi petites… Intéressant, notamment pour désormais une visualisation plus réaliste lorsque je lirai des enquêtes d’Holmes… La décoration est surchargée, étouffante: ça en revanche ce n’est pas une surprise.

(à suivre)

#161

Dimanche 3 février 2002

Direction Richmond, ce matin. En haut des escalators de la station King’s Cross/St Pancras, un contrôleur pique du nez sur sa console pleine de boutons et de lumières, dans sa petite cabine en verre. À la station Victoria, l’un des contrôleurs a sur la tête une casquette bleue étrangement haute, on croirait une toque de cuisinier. Je l’imagine portant de longs dreadlocks, cachés tant bien que mal sous la casquette réglementaire…

Je me promène un moment dans le village de Richmond, joli & agréable, mais hélas le ciel n’est guère clément ce matin et j’hésite à faire demi-tour tant le mince crachin qui tombe des nuages bas ne me semble pas propice à la longue balade que je projette…

À l’autre bout du green, un groupe de pigeons & de mouettes se bat pour quelques quignons de pain. Derrière eux s’élève une maison à la façade étonnamment méridionale, on se croirait presque en Italie. Un pin dans le jardin renforce cette impression. Il s’agit non pas d’une demeure, mais en fait de la porte du palais de Richmond.

Des oiseaux chantant à gorge déployée dans le pin, sous ce ciel de plomb, font remonter en moi des souvenirs de vacances en Bretagne.

Old Palace Lane est une petite rue coquette, bordée de cottages blancs, dont le charme british un peu désuet est encore accentué par la présence d’une Morris Minor, garée sous un grand arbre dénudé. Il flotte dans l’air une douce odeur de bois & feuilles mouillés, de mousse & de champignon. Il recommence encore à pleuvoir, je met le bonnet d’Olivier.

Je ne regrette pas ma décision de persévérer: le spectacle des quais de Richmond est ravissant. La météo maussade ne décourage pas les joggeurs du dimanche, nombreux. Aussi rapidement qu’il s’est mis à pleuvoir, le ciel s’éclaircit, d’un plomb funeste il tourne au gris clair, puis illumine Richmond d’un blanc éclatant.

Une partie du Old Deer Park est inondée: deux obélisques semblent garder son entrée avec un air mélancolique, les pieds dans l’eau. Le pont étroit au-dessus de la Tamise file tout droit entre les deux rives comme un trait de lumière dentelée. Sur la rivière, un long bateau d’aviron (jaune vif) se laisse porter tranquillement par le courant, les neuf hommes ne donnent que de temps à autre un coup de rame nonchalant. Leur bateau avance pourtant à vive allure. Puis soudain, arrivés à un tournant de la Tamise, ils se remettent à ramer, disparaissent à grande vitesse sur les eaux vertes.

De grands avions rugissant traversent régulièrement le ciel. C’est une plaie de Londres: les aéroports trop proches.

Après une île couverte d’arbres, surgit sur l’autre rive la tour d’une petite église & une rangée de maisons à la simplicité typique d’un village de pêcheurs. Juste après, incroyable, un petit pavillon en guimauve & praline, rose pâle & vert pétant, se mire dans l’eau du fleuve.

Dans cet environnement champêtre, il semble que je sois l’unique piéton à me promener: des joggeurs me croisent, le visage crispé; des vélos filent en sifflant; sur la Tamise, des bateaux d’aviron glissent rapidemment dans les deux sens. Deux d’entre eux sont poursuivis par un canot à moteur, sur lequel est juché un moniteur, qui leur aboie des instructions au mégaphone.

Le chemin longe la verdure sereine de Kew Gardens. Je connais déjà cet immense & splendide parc, pour l’avoir visité à deux reprises, la première fois en compagnie de Sylvie Denis, et la seconde avec mes parents.

Peut-être vous êtes-vous déjà demandé ce que fait dans le civil le gros dinosaure orange, Casimir, lorsqu’il n’est pas sur l’île aux enfants? Moi maintenant, je le sais: je viens de le croiser, soufflant, en train de faire son jogging.

Sur l’autre rive, la civilisation a fait son retour, sous la forme des immeubles & des tours de Brentford. Tel monsieur Même dans son île, je marche un long moment sur le faîte d’un petit mur de brique, afin de tenter de trouver le meilleur angle de vue pour photographier une belle demeure, d’un rouge vif éclatant (le palais de Kew).

Arrivé au pont de Kew, je traverse pour aller poursuivre la balade sur l’autre rive, ainsi que le conseillent mes guides. Il serait bon que je trouve un pub: il fait faim! Je devrais en trouver sur la promenade The Strand-on-the-Green. Le premier qui se présente, hélas, est un Café Rouge: une franchise de faux bistros français. Je n’ai pas envie de subir ça. Mais voilà qui semble bien: the Bell and Crown.

(à suivre)

#160

Samedi 2 février 2002

Je m’attendais à devoir supporter la foule des grands jours, à Camden Market, mais pas du tout: il n’y a presque personne. Est-ce l’époque, ou bien la météo? (encore que la tempête se soit calmée)

En me réveillant ce matin, je me suis dit qu’il fallait que je me rende sur le canal du Régent. Impérieux besoin — ce canal est devenu ces dernières années mon lieu londonien favori, assez étrangement. Tiens, je me demande d’ailleurs quand va enfin sortir ma nouvelle « Les fantômes du canal »: j’y avais mis à profit mon amour du Regent’s Canal (pour une antho sur les Templiers, chez l’éditeur Rafaël de Surtis — j’espère que ça va bien paraître). Je ne fais qu’une petite portion du chemin de halage, cependant, aujourd’hui: juste de quoi prendre diverses photos (ah! les gazomètres de St Pancras!), retrouver un peu des lieux que j’aime, & me rendre au marché qui s’étend au niveau de l’écluse de Camden Lock. Un marché aussi immense qu’excentrique, labyrinthique, baba-cool à fond, j’adore. Qu’il n’y ait pas grand-monde est presque dommage: je n’aime pas trop la foule, mais celle de Camden Market est bigarrée, bizarre, pleine de jeunes aux coiffures et accoutrements singuliers… [écoutez le vieux con qui parle, là! ;-)]

J’ai quelques idées assez précises d’achats, cette fois-ci. Je m’arrête d’abord chez Aucaria, dont les grandes toiles en batik suspendues à l’entrée m’ont attirées — je pensais justement à acheter de nouveaux plaids pour le canapé & le fauteuil du salon. J’en choisi deux, garantis imprimés à la main au fin fond d’une communauté traditionnelle du Kazakhstan (!), et papote avec le vendeur — j’ai découvert avec ravissement que je suis désormais capable de discuter naturellement en anglais, et de comprendre toutes les conversations autour de moi, sans beaucoup d ‘effort. Pas aussi fluently qu’en français, tout de même, mais je me sidère moi-même des progrès que j’ai fait dans la pratique de la langue anglaise & sa compréhension orale. On a les fiertés qu’on peut!

Vous l’avouerai-je? Je me suis bien amusé à un petit exercice de mythomanie… Le gars me demande où j’habite — et sans même réfléchir, je lui réponds « Canterbury ». But you are French? — Oh yes, that I am! Et la conversation de continuer, le gars me demande ce que je fais à Canterbury; j’y effectue des recherches, en vue de l’écriture d’une livre. j’y suis pour un an, mais je viens souvent à Londres. Quel genre de livre? Oh, de la fiction, mais je me documente sur la vie des musiciens de « Canterbury rock ». Vous êtes un auteur, alors? Mimique de fausse modestie: oui, mais juste un tout petit…

Et ainsi de suite durant le temps de la vente. Mensonge? Hum, je préfère considérer cela comme une forme de créativité. Enchantement du réel, exercice de création fictionnelle, tout ça tout ça… 😉

Amusé par ma propre conduite, je poursuis mes déambulations camdenesques par un bouquiniste, un marchand de bougies (« vous êtes mon premier client aujourd’hui », alors qu’il est presque midi), un stand de bouffe thaï, un autre bouquiniste (où j’achète un gros & délicieux guide de Londres datant des années 50, un classique avais-lu quelque part — The Face of London d’Harold P. Clunn), l’antiquaire de bouteilles victoriennes, etc. Pas grand-chose à raconter de bien spectaculaire, j’explore le coeur léger & le porte-monnaie désinvolte les grottes psychédéliques, caves voûtées, écuries reconverties & autres ruelles à bazar kitsch, m’amuse des fringues branchées & du mobilier seventies (il y a même un véritable fauteuil-oeuf, je ne sais plus exactement comment on appelle ça: le fauteuil du N°2 dans Le Prisonnier, vous voyez?).

Pour retourner à l’hôtel, je décide de sortir du canal, afin d’en suivre les contours par l’autre côté: depuis le temps que j’arpente le chemin de halage du Regent’s Canal, je n’ai jamais contemplé l’autre rive que d’un seul point de vue. Balade dans Camden Town, avec un arrêt dans… un supermarché! Faut être fou pour trouver amusant de faire des courses dans un supermarché un samedi, je sais: mais pour le petit français que je suis, un Sainsbury’s est forcément assez exotique, et j’avais prévu de rapporter quelques broutilles indiennes. À noter que ce Sainsbury’s est logé dans un bâtiment extrèmement moderne, tout en structures ondulées & pilliers en métal, d’une audace presque violente. Quand je pense qu’en France qui dit supermarché dit abominable boîte en béton posée dans un parking d’entrée de ville… Les Sainsbury, outre qu’ils se logent un peu partout dans la cité-même, innovent constamment dans leur architecture, tant extérieure (surtout) qu’intérieure (un peu). Comme quoi les théories françaises minables quant à la nécessité (!) d’avoir pour les supermarchés un aménagement le plus hideux & dépouillé possible, ne sont que de colossales âneries, reflet seulement de la complète médiocrité de pensée des « décideurs » de grandes surfaces. En Grande-Bretagne, supermarché peut rimer avec recherche esthétique.

Les maisons de ville traditionnelles alternent avec des bâtiments ultra-modernes, bonheur d’architecture contemporaine. Londres est un paradis pour l’amateur d’architecture actuelle (mais pas seulement actuelle, bien sûr). Je ne cesse de me réjouir de la beauté de tel ou tel immeuble, de tel ou tel entrepôt. Contraste de la population, aussi: petites mémés anglaises, indiens de tous âges — & un jeune couple hautain, hyper-maquillé, mode jusqu’au bout des ongles, comme en représentation.

Les rues quittent insensiblement les bords du canal & je me perd un instant: je rentre dans le parc de l’hôpital St Pancras afin d’y consulter un plan. Au passage, je remarque un grand panneau nous informant que l’hôpital des maladies tropicales a changé d’adresse — amusement, ça m’évoque des images coloniales, complètement désuétes. Le plan me confirme que j’ai raté une petite rue, mais que se trouve ici la tombe de Mary Shelley. C’est aussi une des choses que j’aime à Londres: partout, où que l’on se tourne, des preuves concrètes du passage des grands auteurs de la littérature (& tout particulièrement des littératures de l’imaginaire, cette pratique ô combien méprisée en France). M’approchant de la tombe de l’autrice de Frankenstein, j’aperçois au fond du parc un petit portail, quelques marches qui descendent sur la petite rue que j’avais raté. Parfait.

Au moment où je m’apprête à franchir ce portillon, un grand fracas de métal froissé me fait sursauter: un homme vêtu de noir ouvre un grand portail puis évacue avec un collègue tout aussi sombrement habillé, un long sac à la forme gibeuse — cette aile de l’hôpital est nommée Coroner quelque chose… La morgue? Je ne veux pas savoir ce que contient le sac, aussitôt chargé à l’arrière d’une camionnette…

Je vais passer sous le pont de chemin de fer lorsque dans un souffle me double un vélo. Son jeune cycliste noir éclate d’un rire joyeux.

Au-delà du pont se niche un autre petit parc: le Camley Street Natural Park, minuscule réserve de vie « sauvage » que j’ai souvent admiré depuis l’autre rive. J’y fais quelques pas, curieux. Un désordre baba-cool, rien de bien intéressant. Les plans de réaménagements des environs par Norman Foster & Associates devait rayer ce parc de la carte — une erreur stratégique, sans doute. Quoi qu’il en soit, les plans sont toujours dans des cartons, et la petite réserve des bords de l’eau coule toujours des jours tranquilles, au sein d’une zone de friche ponctuée ici & là par la haute silhouette arachnéenne d’une structure à nue de gazomètre. Je grimpe sur des parpaings afin d’essayer de saisir un cliché intéressant d’un de ces gasholder, avant que l’immeuble en construction à cet endroit, juste derrière la gare de St Pancras, n’en cache la vue. Je prend également quelques photos de l’arrière de la gare — étonnants entrepôts à moitié en ruine mais aux formes gothiques, fenêtres en ogive pour garages minables… J’ignore ce que donneront toutes ces photos que je prend: jamais pratiqué cet art auparavant, et première fois que j’utilise mon tout neuf appareil numérique. On verra bien au retour…

Après une courte étape de récupération à l’hôtel, je pars en direction d’Oxford Street: ce sera une journée de shopping. J’utilise comme repère d’orientation le brocoli géant de la tour des télécoms. Mais, ayant aperçu au bout d’Euston Road un groupe d’immeubles neufs qui m’attire par son esthétique, je me laisse emporter un peu trop loin par mon enthousiasme, jusqu’à la retonde de la station Great Portland Street du métro. Qu’importe, ces immeubles sont effectivement superbes: typiques du renouveau des facades-rideau, non plus plaquées contre le corps du bâtiments comme les immeubles des années 60/70, mais décollée, formant comme une cage en verre vert, tendue sur des piliers en métal aux torsions réminiscentes des recherches de Viollet-Leduc aussi bien que de Foster… L’architecture contemporaine est passionnante, comme une sorte d’aboutissement de toutes les recherches, réussies ou non, du XXe siècle. Et Londres en semble une sorte de capitale/champ d’expériences. J’achète d’ailleurs ce soir-là un beau/gros bouquin superbement illustré, sur le sujet (New London Architecture par Kenneth Powell), dans une librairie de design, Magma. Londres n’est-elle pas de plus en plus belle? C’est l’impression que j’ai. Et le soir venu, avec la tombée de la nuit, lui confère une grâce supplémentaire: les architectes actuels pensent aussi à l’éclairage/mise en scène de leurs créations/réaménagements. Ainsi cette cage d’escalier d’un quelconque petit immeuble art-déco, au fin d’une courette, anonyme le jour & transcendé la nuit par la lumière qui la découpe sous forme d’un large carré rouge. Plein les yeux, jubilation esthétique.

Tonight, encore cinéma: un des Odeon de Leicester Square propose une avant-première de Monsters, Inc.. Un grand moment de fou-rire, ces mecs de Pixar sont vraiment géniaux: drôles, impertinents, imaginatifs (le scénar relève d’une fantasy très originale). Another excellent day, que je termine par un non moins excellent repas tex-mex, au Friday’s de Piccadilly.

(à suivre)