#378

J’avais dit que j’en parlerais ici & puis j’ai tardé, je ne savais pas bien par quel bout le prendre… Quoi donc? The Impossible Bird, par Patrick O’Leary.

Il est arrivé une chose très étrange en 1962, à deux frangins adolescents: alors qu’ils étaient allongés dans un champs, ils virent au-dessus d’eux une étrange petite forme grise, immobile dans le ciel. Et le temps sembla s’étirer, s’étirer, pour eux, au point qu’ils ne pouvaient plus bouger, et pourtant ils n’avaient pas peur… Lorsqu’ils se relevèrent enfin, il semble que du temps avait passé, énormément de temps, peut-être plusieurs mois…

Les deux frères ont grandis, changé, & ne se voient presque plus. Michael est devenu un directeur de films publicitaires, très demandé, très riche, il vit une existence de libertin pressé et superficiel. Tandis que Daniel est devenu professeur de littérature dans une université, qu’il a épousé une gentille femme et a eu une petit garçon.

Mais la femme de Daniel vient de mourir & Daniel sombre — dans la dépression, peut-être dans la folie: il n’arrive plus à réagir, perd le fil de ses idées, c’est comme si avec la mort de sa femme il avait également perdu pied dans la réalité.

Mike, de retour d’un tournage difficile dans une jungle amazonienne, tente de se reposer dans un des hôtels où il a l’habitude de descendre, lorsque des hommes font irruption dans sa chambre, l’embarquent de force dans une voiture. Le kidnapping, incompréhensible pour Mike, tourne rapidement au cauchemar: la voiture de ses kidnappeurs (apparemment venus d’une agence gouvernementale) est attaquée, tout le monde est tué sauf l’un des agents, qui explique à Mike qu’il est trop gravement blessé pour survivre encore longtemps, lui confiant un revolver avec instruction de viser la tête de ses agresseurs, et de se rendre dans un garage avec un mot de passe, on l’aidera. Une femme tente de tuer Mike, qui l’abat. Bouleversé par cette violence incroyable, par la haine qui emplissait les deux groupes d’agresseurs au point qu’ils se sont entretués avec sauvagerie, Mike parvient au garage — il est accueillit par un jeune homme, puis par une femme (sa grande soeur), tous les deux semblent savoir de quoi il retourne alors que Mike ne comprend rien de rien. Arrive un autre agent, Kyo, qui pour faire la démonstration de leur conviction demande à la femme… De tuer son frère. Ce qu’elle fait sans hésiter, d’une balle dans la tête. Mike a une mission: retrouver son frère Daniel, coûte que coûte. Car Daniel possède un secret!

Pendant ce temps, Daniel reçoit la visite d’un nommé Kyo, agent gouvernemental, qui le menace, enlève son fils et lui demande… De retrouver coûte que coûte son frère Mike, qui a un secret! Déjà passablement déboussolé, Daniel s’avère incapable de suivre les instructions, il ne sait pas comment mener une telle recherche, n’a pas de nouvelles de Mike depuis un moment… Ayant rencontré dans la rue un baba apparemment sympathique, Daniel se retrouve dans son appartement à fumer un pétard — avant que le « sympa » baba ne lui tape dessus en lui ordonnant de rechercher Mike!

La réalité dérape de plus en plus: les rues des villes semblent un peu trop vides, Daniel perd la mémoire à tout bout de champ, Mike ne se souvient plus non plus de son voyage de retour depuis l’Amazonie, et le récit s’entrecoupe de quantité de flash-backs — notamment sur une période apparemment cruciale de la jeunesse des deux frères, lorsque Mike est partit dans leur famille à Detroit (pourquoi faire? Chez qui? Mike ne veut absolument pas en parler, souvenir douloureux?) tandis que Daniel malade allait dans un hôpital. Mais leurs souvenirs semblent partiellement se recouper, par la présence par exemple d’une même enseigne rouge clignotant à l’extérieur. & quel était le rôle de ce prof qui s’intéressait aux deux frères, autrefois? & pourquoi ses souvenirs d’oiseaux-mouches, plongeant leur long bec au coin des yeux des enfants?

À travers une narration kaléidoscopique, assez virtuose dans sa construction, il s’avère peu à peu que la réalité des deux frères n’est plus la nôtre: ils sont morts & ont été ressuscités dans une réalité virtuelle, conçue par des extraterrestres qui ne comprenaient pas que l’on puisse mourir & ont décidé de sauver toute l’humanité, avec l’aide des oiseaux comme moyen de stockage des informations — l’aide des oiseaux-mouches en particulier. Toutes les personnes décédées depuis la date d’arrivée de la soucoupe volante des ET (celle vue par les deux frères un été au-dessus d’un champ de blé) sont donc de retour dans une copie du monde. Chacun possède un oiseau-mouche, endormi, qui est son empreinte, son stockage d’information personnelle. Chacun… Sauf les deux frères! Ce qui explique peut-être que deux factions rivales veulent s’emparer d’eux & comprendre leur secret:pourquoi n’ont-ils pas d’oiseau?

L’une des factions est dirigée par le quasi-pape des aliens, l’ancien prof des enfants; & l’autre est constitué par des citoyens (dont l’agent double Kyo) qui tiennent à mourir pour de bon, sans les manipulations des ET — qui ne sont sans doute pas tous rose, puisqu’il semble qu’ils se nourrissent de certaines émotions humaines (le fameux prélèvement au coin des yeux par le bec recourbé des oiseaux-mouches). La réalité reconstituée ne serait-elle alors qu’une sorte de réserve de nourriture? Mais chaque citoyen de ce monde après la mort n’a-t-il pas la possibilité d’être enfin heureux, de se réaliser, donc n’est-ce pas une sorte de paradis?

Au long de ma lecture, j’étais enthousiaste: style superbe, jeux narratifs maîtrisés, intrigue très étrange, une foule d’images extrêmement puissantes — j’avais l’impression de lire une sorte de mélange de Robert Charles Wilson (ou d’Andrew Weiner) avec David Lynch. Admiration! & puis peu à peu m’a semblé apparaître une fêlure. Pas seulement celle de cette réalité truquée, mais de manière plus fondamentale et gênante, celle de la base de la narration, le prétexte qui a donné naissance à ce roman.

Pourquoi tout tourne-t-il autour de deux frères? Apparemment, la soucoupe volante les aurait « surpris » cet été-là en plein jeux sexuels, et les deux frères finalement étaient trop hétéros pour vraiment aimé ça, eux qui s’adoraient ont vu quelque chose se briser dans leur amour fraternel lorsqu’ils l’ont poussé jusqu’à l’expérimentation sexuelle. D’où leur éloignement une fois adulte. Les ET auraient voulu se faire pardonner leur intrusion, et l’expérience partiellement ratée de la clinique (les scènes contradictoires de la séparation des deux frères, l’un à Détroit l’autre malade), en les sauvant lors de leur mort, & donc en créant cette réalité post-mortem — encore un peu vide puisqu’il n’y a pas encore eu assez de décès depuis la création de cet univers pour le remplir convenablement.

Seulement voilà: il m’a paru y avoir des zones d’ombre dans ces vagues explications, qui de toute manière me paraissent un peu « faiblardes » comme événement fondateur… Beaucoup de choses ne sont pas expliquées d’une manière convaincante, alors que l’auteur essaye _ pourquoi certains des habitants de la réalité post-mortem veulent-il à tout prix mourir pour de bon? Et enfin de volume: pourquoi à leur tour les deux frères vont-ils demander à mourir définitivement? Et la réalité alternative avait-elle été conçue uniquement pour eux, ou va-t-elle se poursuivre après leur mort?

À force de bâtir des images-chocs et des doutes constants, l’auteur semble n’avoir pas assez réfléchi aux bases de son univers, ce qui me paraît aboutir à une logique interne un peu trop faible. On m’objectera peut-être que chez David Lynch il ne faut jamais chercher trop d’explications, une logique trop complète. Soit. Et O’Leary fait du Lynch, cela m’a semblé clair. Alors? À mon sens, un livre superbe, passionnant, mais recelant une fêlure assez gênante. Comme une sorte de géant aux pieds d’argile…

Reste pourtant un roman qui m’a captivé durant ses 4/5e. Qui m’a fait frémir. Qui m’a fait rire. Dont j’ai adoré quantité de citations…

Pas un grand roman, donc, mais un beau roman.

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