#754

>> Du côté de St Brévin

Durant quarante-cinq ans, à partir du printemps 1927, une maison nommée « La Devinière » à St Brévin, en Bretagne (Pays de Retz), a été la résidence de vacances de trois générations de ma famille. Ce fut le creuset de toute la mythologie familiale, un havre de bonheur, le décor des jeux de beaucoup d’enfants, la destination de prédilection, le dernier répit de ma grand-mère avant le crabe fatal — et la source d’une très profonde nostalgie depuis sa vente. Je n’ai jamais vraiment « accepté » que ce que je considérais comme mon « pays des merveilles » personnel ne me soit plus accessible, et si j’en crois des échanges récents c’est largement le cas dans toute la famille, depuis mon paternel qui vient de rédiger, sur la liste de diffusion familiale, une belle histoire de la Devinière, à ma tante qui en parle si joliment, en passant par mon oncle Jean qui vient d’en rédiger une belle évocation sur son blog. Sur ma table de nuit, dans un petit cadre, ce n’est pas le portrait d’une personne aimée qui trône, mais bien une photo de notre maison de St Brévin.

Inventaire en forme d’herbier, comme autant de « madeleines » à nostalgie personnelle: les pins maritimes, le tapis des aiguilles rousses, les genêts, l’arbousier, les mimosas, les asperges sauvages, les cassis-fleurs, les oyats… Il y avait aussi une petite fleur, jaune et blanche, qui poussait sur la terre sablonneuse, mais je ne l’ai pas identifiée et jamais revue. J’aime à penser qu’elle ne poussait que là, dans ce sol dur et pâle, pour moi seul.

Mais il y a aussi la caresse du vent, parfois, et le bruissement des cimes d’arbres. Mais il y a aussi le chant des oiseaux au petit matin — je me souviens m’être réveillé de très bonne heure, un jour, et être resté allongé à écouter toute cette musique naturelle, à essayer de discerner combien d ‘oiseaux différents pouvaient bien chanter ainsi, tandis qu’autour de moi mon frère et mon cousin dormaient encore. Mais il y a aussi une étrange odeur: celle du moisi qui monte parfois d’un soupirail — l’humidité menaçait la Devinière et son souffle teintait la maison de ce voile, qu’exhale parfois l’escalier de la cave de mon immeuble. Chaque fois, je ferme les yeux et inspire brièvement, ces quelques particules de souvenir.

Je ne suis jamais retourné à St Brévin.

#753

Envies de thé. Acheté hier un thé vert selon, paraît-il, une recette turque — à la pulpe de datte verte et aux fruits rouges. Et un autre, mélange de thé vert et de thé noir, à la cerise, au caramel et à la fleur d’oranger. Deux saveurs différentes, dont les subtilités me désarçonnent un peu. D’agréables changements pour des goûts qui forment la sensualité gustative de toutes mes journées. Ou, pour dire les choses plus brutalement: je suis « accro » au thé, et éprouve le besoin de changer de temps à autre. Ces arômes forment mes paysages intimes, qu’ils soient machinaux ou savourés.

#752

>> Nice to see you (3)

Deux fois en peu de temps que je me rends dans l’inquiétant no-man’s land qui git dans l’ouest lyonnais… Vaulx-en-Velin, que ça s’appelle: une immensité triste, une zone de friches industrielles, d’autoroutes, de pavillons borgnes perdus au milieu de rien, de terrains vagues, de HLM isolés… Et puis, au bout d’un voyage inconfortable, on débarque dans le « centre ville » (they say) de Vaulx-en-Velin, constitué par des immeubles modernes bas, des chaussées aseptisées, des forêts de lapadaires, des pistes en briques auto-bloquantes… Toute l’horreur d’un ghetto. Et avez-vous remarqué comme chez « les pauvres » les murs sont toujours usés, les peintures éraflées? C’est le cas ici: neuve, cette ville semble déjà fatiguée, élimée, défraîchie.

Le rapport avec Nice, me direz-vous? C’est qu’avant-hier soir je suis allé au festival « À Vaulx Jazz » afin de voir Marc Perrone. Qui jouait de son accordéon métamorphique sur un court-métrage de Jean Vigo, donc muet et en n&b, consacré à la ville de Nice. Manichéen (les riches, les pauvres) mais très esthétique, véritablement fascinant. Au final, une vingtaine de minutes de bonheur délicat et surprenant, de poésie magique: pas le moindre doute, Perrone est un très grand monsieur.

Las, pauvres fous que nous sommes: venus pour voir l’émouvant Perrone, nous restâme malgré tout pour écouter l’ennuyeux et fort snob Louis Sclavis. Qui commença par faire du bruit en illustration de quatre DA typiquement « étudiants d’art », puis nous infligea in-extenso un des pires navets cinématographiques que j’ai eu la malchance de voir — Dans la nuit de Charles Vanel. Une grotesque pantomime auxc clichés socio-sentimentaux éculés, dont on ne pouvait retenir que quelques rares images de mines et de manufactures. Pour le reste, l’ennui complet, et une fin plus ridicule encore — « Mais que c’est bête les rêves » , dit l’héroïne en sortant de son cauchemar. Rire nerveux.

Et là-dessus, Sclavis et ses (excellents) musiciens de broder des thèmes plaisants mais beaucoup trop froids, d’une composition toujours convenue dont seul le percusionniste parvenait à tirer des épingles. Quelle prétention! Pourquoi diable dépense-t-on tant d’efforts et d’argent pour restaurer un si piètre film? Nous fûmes bien punis: rentrer à pied de Vaulx à Lyon n’a rien d’amusant — dans la nuit, indeed.

#751

>> Nice to see you (2)

Les jours suivants, le colloque se déplace en plein centre de Nice, dans le prestigieux cadre du MAMAC — le musée d’art contemporain. Et avouons-le, je ne suis pas peu fier d’avoir ainsi eu l’occasion de m’exprimer dans le superbe auditorium d’un lie si prestigieux. Mon snobisme en fut fort flatté.

Les communications se suivent, à un rythme soutenu. La plupart sont d’excellent niveau — seules quatre m’ont semblé médiocres. Je remarque tout de même que dans l’ensemble, les universitaires délivrent des propos rédigés de manière terriblement scolaire, très plate, et qu’ils semblent tous éprouver les plus grandes difficultés à demeurer dans la limite de la demi-heure impartie. C’est un peu étrange, lorsque l’on sait que les universitaires devraient être rompus à un tel exercice. Las, la rigueur ne semble pas être l’apanage principal de tous ces chercheurs… Les écrivains et autres intervenants s’en tirent remarquablement bien, eux, ai-je trouvé. Lehman, Queyssi, Mauméjean et Bozzetto sont carrément brillants, Méreste et Pagel également remarquables — l’humour en plus. Écouter avec attention tant d’exposés demande une concentration intellectuelle assez épuisante, somme toute. Mais ô combien excitante! Et joie, bonheur, seul un intervenant s’adonne au jargon le plus épais (type « la diégèse épuise notre crédibilité » — whatever it means), pour un propos par ailleurs très intéressant.

Tout n’est pas sérieux, loin s’en faut: un petit groupe profite du soleil pour aller grimper sur la colline du château, nous découvrons les spécialités culinaires locales (de la cuisine toute à l’huile d’olive à la purée de pois chiches grillée, en passant par la polenta et les pizzas blanches), et lors des repas les plaisanteries fusent. L’un de mes petits camarades (Ugo? Je ne sais plus) propose une phrase qu’il estime d’une poésie à la David Calvo: « Les gens qui volent des lits d’enfant ont du plastique sur le sol de leur appartement ». Xavier Mauméjean cite doctement Oui-Oui: « Même les gens gris n’achètent pas des choses grises ». Le même tempète que lorsque Bernard Werber dit qu’il aime les sushis, le lendemain toute la France mange japonais. Fabrice Méreste nous explique que les prénoms japonais féminins sont généralement en « ko » (Mariko, Yoko, Yumiko, Stéphaniko….), tandis que je ne sais plus qui évoque la carrière d’un groupe de rockabilly ukrainien, « The Mosquito Fuckers ». Comme le dit si bien P.J. Thomas, citant Steve Winwood: « I could’nt stop myself from having fun »…

Le colloque s’achève en apothéose, les yeux plein d’étoiles, avec un dîner de gala dans l’un des plus beaux palaces de Nice. Le Palais de la Méditerranée: un rêve de marbre et de stuc, d’architecture art-déco et de luxe ostentatoire, avec voiturier allant garer votre Maseratti (ou votre Ka), portier en uniforme, maître d’hôtel aux moustaches en crocs, garçon déguisé en shaolin-serveur, miroirs brillants et draperies opulentes. Derrière les colonnes de la terrasse centrale, j’observe la mer qui rugit en une frange blafarde sur fond de nuit profonde. La piscine étincelle d’un vert acide, les sculptures de bronze rutilent. La vie des riches juste pour un soir. Merci Eric, merci Ugo, vous êtes formidables.

Viva Fiction

(les 3/5e du comité de rédaction de Fiction fêtent le tome 1 au champagne)