#2322

Dernier de mes neufs jours à Londres, direction no man’s lands… Je m’étais dit que j’allais réaliser un vieux rêve, à savoir me rendre du côté des immenses anciens docks. Consultant la fin du guide « Capital Ring », j’avais donc opté pour prendre une promenade en cours de route, à partir de la station West Ham. Well… ça ne s’est pas avéré très passionnant: le parcours emprunte alors, sur une distance considérable, la ligne droite de ce qui ne peut qu’être une ancienne voie de chemin de fer. Un large chemin asphalté au milieu, une pelouse de chaque côté, le tout généralement sur un talus très au-dessus des maisons. Curieux, incongru même, mais lassant. Et dessous, les alignements sans fin de petites maisons de l’East End. Ah, enfin: on quitte cette Greenway et l’on descend dans un petit parc boisé, le Beckton District Park. Outre les joggeurs et les sempiternels écureuils, on y observe parfois quelques animaux inattendus, dans ces parcs: hier un petit troupeau de vaches, dans Syon Park, et là un beau et grand cheval brun, se tenant dans une prairie que domine une tour électrique. Sous celle-ci, on entend distinctement les craquements de l’électricité. Weird, in a steampunk kind of way.

Ensuite, nouvelle ligne droite ruralisée, autre ancienne voie ferrée, New Beckton Park, pis les choses deviennent enfin intéressantes: on traverse de part en part la gare de DLR (le métro aérien) de Cyprus, toute neuve, pour aboutir dans la nouvelle université, sur les bords du Royall Albert Dock. Et cette fois encore la surdimension de tout cela me saisit — ce bassin, incroyablement immense, si long qu’on n’en distingue pas l’extrémité, et en face les pistes d’atterrissage d’un aéroport… La vastitude de Londres, l’infinité de ses espaces encore à (re) conquérir, le bleu de l’eau, le bleu du ciel… Le souffle me manque…

Après la blancheur des bâtiments de l’université proprement dite, s’alignent l long du quai des résidences étudiantes au look de maison schtroumpf high-tech, puis d’autres plus simplement dans le style moderniste revival. Et ensuite… plus rien, ou presque: quelques grosses entreprises, et les corbeaux qui tournent au-dessus de marais, de friches, de terrains vagues à perte de vue. Londres est en devenir, ici, c’est le bout du monde, en tout cas le bout de la ville actuellement. En face, la nouvelle ville de Thameshead continue son extension. On prédit qu’un jour Londres rejoindra la mer ; déjà, la violence des vagues qui s’écrasent sur la rives herbeuse paraît bien maritime.

La promenade hésite, se glisse comme par contre-bande le long de parapets en béton, le guide dit plusieurs fois que telle ou telle extension est souhaitée, prévue, un jour peut-être. Une écluse, une autre. Ce sont les confins, des espaces encore abandonnés où le vent souffle et les mouettes crient. Il est ahurissant de songer qu’autrefois, ces immensités se couvraient d’entrepôts, tandis que les navires se massaient sur la longue eau. Vide immense, l’horizon réduit à une mince bande grise écrasée entre le ciel et le bassin. Sur le bas côté, une tourelle en brique usée ne tient plus debout que par les bandages en bois et ferraille qui l’enserrent: l’entrée du passage souterrain pour traverser la Tamise. Sur l’eau se dresse un portail blanc et géant, terminal du ferry. Je pense à une construction à la Spin. La voix enregistrée d’une hôtesse résonne sur les vagues grises. Je préfère plonger sous le sol, descendre les marches en bois. Plusieurs fois, dans le temps, j’avais franchit le tunnel piéton de Greenwich. Celui de Woolwich, largeur du fleuve oblige, semble ne plus finir: marche macabre dans ce tube de carrelage jaunâtre, et loin devant moi une dame fredonne une chanson, aux accents de cantique dans ces échos. Datant de 1912, ce tunnel piéton fait 495 mètres de longueur. Plus 126 marches d’un côté et 101 de l’autre. Ouch. Content de revoir le jour — je décide de prolonger la balade en poussant jusqu’à la Thames Barrier, que je vois au loin, série de ruches argentées ponctuant le fleuve devant un horizon de gratte-ciel. Mais il fait un peu froid, j’ai les reins douloureux, la plante des pieds en feu: subitement, je décide d’arrêter. C’est assez, les alentours ne sont pas assez intéressants et si je veux bien me casser les pieds littéralement, je refuse de le faire métaphoriquement. Tournant talons et bifurquant sur la droite, je monte dans le centre de Woolwich, c’est tellement plus intéressant, une vraie petite ville anglaise. Je mange un petit fish and ship, puis achète plus haut un grand chai tea latte et un gâteau, dans un Starbucks aux serveuses sympas comme tout. La station de DLR Woolwich Arsenal ouvre sa gueule en haut de la rue commerçante: quel bonheur que de s’asseoir. Quel agrément aussi que de regarder défiler le paysage sans un effort.

Tout d’abord, les friches et terrains vagues, des champs de vase, quelques nouveaux lotissements poussant drus au milieu de nulle part, « pour les cadres exécutifs », disent les panneaux. Puis vieux HLM usés en briques noircie, des « cités », dirait-on chez nous, et des entrepôts, souvent en ruines. Une ancienne minoterie domine tout cela de sa façade ravagée, comme un gratte-ciel d’après la fin du monde. Peu à peu, les bâtiments se multiplient, une courbe, et se découvre soudain une autre des démesures du Londres actuel: le téléphérique Emirates, grappes de cabines rondes glissant très haut dans le bleu, depuis une tour filiforme et pourtant immense sur l’autre rive, au loin, jusqu’à une bouche dantesque. Étrange folie. Le métro léger continue de filer, le paysage se fait chaos de routes, de tours, de chantiers, un désordre complet, toute la brutalité de l’anarchie et de l’orgueil capitaliste: des tours, il ne cesse d’en pousser, plongeant Poplar dans l’ombre. Un décor massivement (c’est le mot) dominé par l’architecture 1980-90 la plus pesante, la plus vaniteuse. Dans un soupir, le DLR plonge dans un tunnel, jusqu’à la station Bank son terminus.

Fin du marathon psychogéographique. Je crois que j’aurai profité au maximum de cette opportunité. Avec en bonus quelques séries regardées en direct à la télé anglaise ; quelques librairies ; un dîner au resto indien avec Axel ; une soirée à papoter au Southbank Centre avec Salomé ; hum, oui, il me semble que j’aurai vraiment fait tout ce que je pouvais.

#2321

Lorsque je me promène de la sorte, j’ai dans la tête un monologue qui se déroule, construit par bribes d’observations, des sortes de notes en vue de la rédaction d’un billet du blog. Ce qui ne signifie nullement que tout cela fini sur cette page, bien loin de là, mais il m’est parfois arrivé d’enregistrer des phrases déjà construites. Peu cette fois, en dépit de l’aspect pratique d’avoir dans l’iPhone une application « dictaphone ». Et d’ailleurs, que diable vais-je écrire pour aujourd’hui? Je crois bien avoir été moins dissert dans mon walking commentary, la faute à une fatigue certaine, faute elle-même à une autre insomnie. Ce qui ne m’a nullement empêché d’apprécier la balade, rassurez-vous. Je me trouvais simplement être plus lent et un peu plus… cotonneux, disons.

J’ai fréquemment fait une promenade qu’on ne trouve pas dans des guides, le long de la Tamise, de Richmond à Hammersmith. J’y ai souvent fait allusion dans ces billets, et (page de pub) l’ai rédigée pour Londres, une physionomie. Mais depuis le temps, l’autre rive m’intriguait. Ça tombe bien: l’une des balades du « Capital Ring » part de Richmond pour filer sur cette autre rive. Ne voulant pas répéter quelque part de mon itinéraire habituel, j’empruntai le Richmond Bridge — bien m’en pris, car la passerelle (Richmond Lock) qu’ils disaient de traverser était fermée, comme bien souvent me semblait-il. Que dire donc? Le cheminement est fort divers, mais également très vert, et débute plus ou moins derrière Isleworth Ait, une grosse île laissée à l’état sauvage (ait est un mot du patois du sud pour « île »). Il s’agit d’une pratique courante, ici: des terrains spécifiquement en friche, en vue de la biodiversité. J’ignore si cela se fait autant, en France? Mais au cours de mes promenades, j’ai ainsi croisé moult terrains en friche, bout de forêt ou prairie ; ou certaines de ces dernières de proclamer fièrement qu’elles abritent un ou deux espèces rarissimes: des abeilles nichant dans le sol, tel oiseau, tel papillon. Ah oui, car également, la lecture ne manque pas sur ces chemins: régulièrement, des panneaux explicatifs, même dans des coins apparemment perdus et peu fréquentés, vous livrent des informations sur les lieux. Dans quelques années, tout cela fera l’objet de bornes de réalité augmentée, j’imagine.

Après l’arrière de l’ait, donc, sur les bords de la Tamise, traversée du très policé Syon Park, avant de descendre rejoindre les bords du Grand Union Canal et/ou de la rivière Brent, les deux s’entrelaçant. Arrivé à Osterley Lock, la fin de ce segment du « Capital Ring », je continuai car trop peu de kilomètres s’étaient écoulé à mon goût — six ou sept, et si je n’en ai pas au moins une dizaine dans les pattes je ne suis pas satisfait. Sans césure, je poursuivis donc sur le segment suivant. Le long de la Brent, puis à travers le Brent Meadow, sous un viaduc de Brunel (Isambard Kingdom de ses prénoms, ça c’est du patronyme: le plus grand ingénieur victorien), Brent Lodge Park où l’on nous fait suivre les méandres dd la rivière par un chemin indiscernable de la pelouse — c’est un des grands avantages du climat anglais, ça, les chemins en herbe. Un parcours de golf, un autre — voilà bien une activité typiquement british, même si ce sport fut inventé par les Écossais, tout de même. Première fois que je voyais de près, de l’intérieur, des terrains de golf, en fait.

Tiens, une note: j’ignorais que nombre de petites épiceries sont tenues par des Polonais. Là où je loge on trouve un traiteur polonais, on trouve des produits polonais à la supérette, et en chemin aujourd’hui, comme le parcours traversais pour une fois une route dans un bourg, je me suis arrêté pour acheter à manger. Ce fut assez exotique (et bon).

Cinq heures plus tard, sous un ciel changeant qui s’installa finalement dans le gris renfrogné, et par une température si douce que j’eus presque un peu chaud, j’atteignis la station de métro de Greenford. Les jambes raide et le coeur souple.

PS : Au moment où je rédige ces lignes, encore un autre feu d’artifice crépite et explose dans les environs, ça n’arrête plus (il y a aussi eu un feu sur la toute proche Bishop Avenue, la « Billionnaire Row » — l’avenue des millardaires —, l’autre nuit, mais il s’agissait de l’incendie du manoir d’un filthy rich, ah ah ah) . L’autre soir, Axel m’a acheté un poppy, un coquelicot en plastique pour le 11 novembre.

#2320

Quand était-ce au juste? À la fin des années 90, je suppose. Je me trouvais à Londres en compagnie de Marc Lemosquet et d’un copain à lui (Fabrice, Patrice, je ne sais plus). Un jour, dans un couloir du métro du côté des musées de Kensington, nous entendîmes une fille chanter, avec une très belle voix. Le soir venu, dans notre chambre, nous nous demandâmes pourquoi nous ne nous étions pas arrêtés pour l’écouter — et le lendemain nous y étions allé, la chanteuse se trouvait de nouveau là, avec sa voix à la Kate Bush. Je me souviens que Marc, plus tard, pris contact avec elle: elle se nommait Edwige, était même d’origine française. Elle venait de sortir un premier CD, que je commandais, mais il était si atrocement mal enregistré et pauvrement mixé (ou l’inverse) que le résultat ne fut pas à mon goût; Hier, je repensais à elle, dans un couloir du métro. Et ce matin… j’entendis une voix claire, à la station Charing Cross… et s’était bien elle, après toutes ces années: Edwige. Sa voix a pris des accents à la country, je n’aime pas trop, mais dans les notes hautes c’est toujours le même enchantement. Quelle vie étrange, entre le métro, de petits concerts je suppose, et un album de temps en temps. Mais elle vit de son art et je trouve cela admirable, quoi qu’il en soit.

Zut, temps de pluie. J’ai donc adopté ma solution « de rechange » pour cela: pas de promenade hélas, mais tout d’abord un tour chez Foyles, la grande librairie sur Charing Cross Road. Je me souviens d’un temps, à la fin également des années 90, où je détestais cette boutique, plus rébarbative encore que le foutoir branlant des Gibert de St Michel à Paris. Les rayons étaient classés par éditeurs! Comment vouliez-vous trouver quelque chose là-dedans?! Et alors, si jamais vous vouliez acheter un livre… À une caisse on vous enregistrait le livre en vous donnant un coupon, coupon avec lequel il convenait de se rendre à une autre caisse pour payer, avant de revenir chercher le livre. Un système dément, dont se moque un des panneaux de l’expo du Comica, à l’extérieur, le long d’un immeuble en travaux. Toute l’histoire de Foyles s’y trouve retracée par des cartoonistes britanniques actuels, et ils ne se privent pas d’égratigner le règne de la tyrannique Christina Foyle. C’est très beau et très amusant. Bref, un tour chez Foyles, mais sans rien acheter — j’ai été d’un stoïcisme ahurissant, notez bien. Pourtant il y a un nouveau Jasper Fforde, et puis surtout, surtout, j’ai vu que les Diairies volume deux et trois de Christopher Isherwood sont parus, bon sang de bois ça m’avait échappé. Mais à l’épaisseur, et donc au poids, où ils sont, je pense qu’une commande sur le web un de ces jours sera plus prudente, afin de ne pas me casser le dos en trimballant mes valises. *soupir*.

Je n’avait jamais envisagé de me rendre à l’Imperial War Museum, je dois dire, mais Axel m’ayant conseillé leur expo de photos de Cecil Beaton, et comme le monsieur m’intéresse fort (entre le fait que j’ai écrit cet été un papier sur les Bright Young Things et mon amour de My Fair Lady, par exemple), bon, allez: direction Lambeth. Dans le grand hall d’entrée du musée, des petits enfants en uniforme noir et blanc sont gentiment assis en rond autour… d’un missile V2! J’imagine bien que c’est un prof qui veut le « sensibiliser », m’enfin, bon, l’image de ces enfants semblant en adoration pour une bombe géante m’a frappé par son caractère, hum… disons, « surréaliste », pour être gentil (le mot qui m’est venu en tête, en fait, était « siiiiick », avec la grimace qui va avec). Bon, bon, des tanks, des fusils, tout cela est tellement intéressant… Enfin, l’expo était superbe, c’est certain, et passionnante. En plus, le musée présente quelques tableaux pas dénués d’intérêt — par des peintres bien anglais, je veux dire: très connus ici et parfaitement inconnus en France, genre Nash, Bawden, Piper ou Sutherland.

Après cette plongée dans la tristesse guerrière, mes pas me conduisirent, pas curiosité, au musée du jardinage. Je me demandais bien ce que l’on pouvait y exposer. Les lieux sont intéressants: une ancienne église, adossée à Lambeth Palace. La réponse l’est un peu moins: rien du tout. Ce musée est presque vide, il semble intéresser les gens du coin plus pour sa cantine que pour sa pitoyable expo de vieilles bêches et de vieux comptoirs à vente de graines… Tout de même, une expo en bas a titillé mon goût de Londres: j’avais entendu parler d’un concours pour des « réalisations vertes », et j’avais vu le projet tout à fait farfelu de convertir une partie des canaux du Régent et de Limehouse en piste de nage en plein air. Les autres propositions du concours se trouvaient là, et certaines seraient très réalisables, pour ne pas dire hautement profitables. En particulier, un projet de couvrir les montants de tous les voies surélevées (il y en a 30 km à Londres) de treillis où faire pousser des plantes. Transformer de telle manière ces voies hyper-polluantes en « murs verts » seraient certainement des plus formidable — tiens, ça me fait penser à un projet réalisé, lui, que j’ai découvert l’autre jour: le pont ferroviaire de Blackfriars est couvert de panneaux solaires. De loin, j’ai cru un instant qu’il s’agissait des ailes chitineuses d’une ribambelle de scarabées. Enfin bref, le projet qui vient d’obtenir le premier prix de ce concours est le moins « vert » de tous, de loin, c’est étonnant — mais son concept me plaît: il s’agirait de rouvrir, pour le public, une partie du réseau Mail Rail, le mini-métro qu’utilisait la poste, et d’y faire pousser champignons, mousses et lichens.

En sortant, comme je me trouvais à l’angle du pont de Lambeth, j’ai traversé pour me rendre à la Tate Britain. Par jour de pluie, les musées il y a pas mieux. Sauf que la Tate Britain est en pleine réorganisation et que, sortie d’une énième expo sur les préraphaélites, il n’y a pas grand-chose à voir en ce moment. Sachant reconnaître ma défaite, j’ai donc regagné la station de Pimlico, pour rentrer bouquiner. Hier soir j’ai fini Down the Mysterly River de Bill Willingham, un agréable roman de fantasy pour la jeunesse (par le scénariste des Fables), et commencé le premier volume des Otherland de Tad Williams — une colossale série de SF cyber, j’avais lu ça il y a des années mais jamais continué, je me disais depuis longtemps qu’il fallait que je réessaye. Pas dit du tout que j’ai le courage d’aller jusqu’au bout de quatre volumes d’entre 800 et 1000 pages chacun, ça me semble dingue, mais le voyage peut être intéressant.

#2319

il y a pas mal d’années de cela, je m’étais baladé dans Hackney Marsh, les terrains autour des doubles cours d’eau rivière Lea et canal Lee Navigation. Avec l’arrivée du parc olympique, j’étais fort curieux de voir ce que cet environnement était devenu, comment on l’avait transformé. Le fait est que, finalement, lorsque l’on descend le long du canal ces transformations ne sont pas très surprenantes: par endroits, les taudis et les usines abandonnées ont été remplacés par de nouveaux groupes de petits immeubles, ce qui vaut tout de même mieux. Quant à la vaste zone industrielle en friche, sur la droite, eh bien c’est devenu une non moins vaste friche olympique, aussi neuve qu’aride. Je ne m’en suis pas plus approché que cela: de mon point de vue, ce type de grandioses installations est à peu près aussi compréhensible et nettement moins intéressant que les déchets extraterrestres géants de Stalker.

Je sais que la rivière Lea a été redessinée, qu’elle contourne élégamment le grand stade, bien bien, mais pour le reste ces alentours demeurent toujours aussi intéressants — plus même, car il semblerait que nombre des anciennes installations industrielles aient été reconverties pour les branchés, faisant de Fish Island une sorte de nouveau Brooklyn… Il reste encore quantité d’entrepôts, des gasomètres élèvent encore leur squelette circulaire, le parc olympique n’a pas encore tout aseptisé ni rasé. Sur le canal flotte une senteur de bois brûlé, sinuant en bouffées grises depuis les cheminées de certaines péniches amarrées là.

Lee Navigation, Lea River… La fois dernière, ayant déjà marché considérablement (je venais plus ou moins d’Eping et j’avais descendu toutes ces collines jusqu’à la vallée de la Lea, une expédition dont je me souviens encore fort bien, mémorable qu’elle fut), j’étais fatigué arrivé à l’endroit où les deux cours d’eau se rejoignent et, une averse menaçant, j’avais regagné l’arrêt de bus le plus proche pour rentrer à l’hôtel. Cette fois, j’ai persévéré, afin de découvrir une longueur de canal m’étant encore inconnue. J’adore les canaux de Londres, ce n’est pas nouveau, et pour moi Limehouse Cut ça l’était, nouveau. Sous le ciel très bleu, dans la nature automnale et avec cet air que je qualifierai de vivifiant sans, pour une fois, mettre d’ironie dans cette expression, la marche fut ravissante. Tant et si bien que, parti tôt le matin, je me retrouvais à midi à peine sur le bassin de Limehouse. Je continuai donc, cette fois par les bords de la Tamise. Enfin, un peu las, je m’assis sur un banc dans le King Edward Memorial Park et lu un long moment, jusqu’à finir Vortex de Robert Charles Wilson (de l’avantage de la liseuse). Un roman bien meilleur que le deuxième volume de la trilogie — c’était facile —, mais également, je crois, plus ample encore de vision et finalement plus impressionnant, ce qui n’est pas peu dire, que le premier, Spin. Wilson dans ce roman me semble se rapprocher d’un Greg Egan, en fait. Et en parlant de surdimensions… Le soleil me chauffait douillettement, la Tamise turbulente faisait cogner ses vagues comme la mer, une impression renforcée par le cri des mouettes, et là-bas, dans la brume bleutée, l’immensité des nouveaux bâtiments londoniens est telle que Canary Wharf et ses voisins serrés me faisaient presque l’effet de petits immeubles, autour d’une boucle de la Tamise réduite à un lac par ma perspective faussée. La taille de Londres me sidère (un peu) et il reste de tels espaces à développer (beaucoup)… C’est impressionnant, ça aussi.

Well, well, how time flies: quand finalement j’arrivais aux St Katharine Docks (juste sous le Tower Bridge), cela faisait déjà… euh, plus de cinq heures que je marchais? Fichtre. Et même pas trop fatigué, alors qu’il faut bien avouer que le deuxième soir j’avais les jambes douloureuses.

#2318

« Everywhere we look, design acts as rock strata, allowing the placing of dates – and the conjuring of memorie« , écrit Christopher Fowler sur son blog, et il s’agit précisément d’une des choses que je recherche, que j’observe, lorsque je me promène en ville. Ces marqueurs temporels, plus ou moins discrets ou évidents — c’est ainsi que chaque fois que je me rends à St-Étienne, une petite ville près de Lyon, j’ai l’impression d’avoir effectué une sorte de voyage dans le temps, vers les années 70, tant s’y avèrent nombreux les marqueurs « seventies » —, mais aussi, à Londres comme en ce moment, les marqueurs de différence: par rapport à ma propre histoire, à ma propre culture. Le plus petit détail peut (me) surprendre, et comme je ne reste que dix jours, je n’aurai certainement pas trop le loisir de devenir blasé, habitué, inattentif. Au moment où je rédige ces lignes, je mange un bout et vais ressortir sans tarder, dans le quartier, juste pour me balader un peu dans la lumière du couchant. La pluie aura menacée toute la journée, mais qu’importe: d’après la météo, les jours à venir seront beaux, ou du moins « secs », donc je n’ai guère à me plaindre.

D’ailleurs, si je devais me plaindre je n’aurais qu’à m’en prendre à moi-même. Car c’est là l’ennuie, dans les voyages: on s’emporte avec soi. Et plus encore lors d’un voyage tout seul, comme c’est maintenant le cas. Donc: insomnie, crise d’angoisse ce matin, bref mon chiant de moi-même qui me pourrit la météo interne du fait de cette fichue solitude. Je savais que cette dernière constituerai un problème, no surprise here. Anyway: en fin de matinée, je suis descendu dans la City. D’un désert toujours aussi surprenant, les week-ends, quand les requins n’y sont pas. Passage par Bunhill Fields, histoire de tenir mon quota de cimetières (!), destination le Bishopgate Institute, pour un salon de la bédé indépendante que m’a conseillé mon camarade JPJ. Le « Comica Comiket ». Et c’était bien chouette: des fanzines, des tas de fanzines, dans une belle salle presque en face de la gare de Liverpool Street ; avec sur le podium une succession de dessinateurs en train, eh bien, de dessiner, quoi. Que ces jeunes gens sont, euh… jeunes, vraiment. Mais ils font toujours des fanzines A5 avec une agrafe au centre comme de mon temps (voix chevrotante). Bon, rien vu en fait qui m’attire véritablement, en dehors… de deux gros et lourds albums, argh — zuuut, mes bagages. Enfin quoi, il fallait que je craque: sur l’énorme Things to do in a Retirement Home Trailer Park, d’Aneurin Wright, tout d’abord. Extrêmement sympa et accueillant: on a un peu discuté, et il m’a fait un bô dessin. Non, je ne suis pas du tout un chasseur de dédicaces, mais là, je sais pas, j’en avais envie. Et puis quand même: y’avait aussi Bryan Talbot! Pas bavard du tout, lui, mais il m’a aussi fait un petit dessin dans le 3e « Grandville » tout nouveau. Happy, happy.