Sans la moindre préméditation, cette journée aura été placée sous le signe du béton.
Mais tout d’abord, ce matin, encore un peu fatigué de mes excursions précédentes, et face à un ciel vraiment très gris et très bas, j’ai décidé de rester tranquillement à bouquiner, dans un fauteuil aussi beau que confortable. Aimant les trains (ce doit être dans les gènes), de temps en temps je levais le nez de ma page pour contempler le passage d’un métro, à la station d’East Finchey juste en bas (à ce niveau, le métro émerge des tunnels et se met à circuler en plein air, comme sur toutes les lignes de banlieue). Je ne suis pas encore blasé du spectacle de ces chenilles rouges et blanches. Et le soir les rames du métro filent comme un code morse projeté dans la nuit: fenêtres illuminées de l’intérieur, deux longues (vitres verticales), deux courtes (portes), deux longues, trois verticales, deux longues, et ainsi de suite… Le tout ponctué d’éclairs, comme des flashs de presse, lorsqu’une étincelle jaillie de la ligne.
J’ai lu, donc. Un curieux et amusant roman: Fuzzy Nation de John Scalzi. Je n’avais jamais encore lu ce monsieur, un Américain qui visiblement à l’heur de plaire actuellement aux fans. Chez Forbidden Planet, cependant, sa réputation ne semble pas grande car il n’occupe qu’un minuscule bout de rayon. Avec surprise, je suis tombé sur un roman de Scalzi intitulé The Android’s Dream, avec des moutons en couverture. Un hommage à Dick? À lire le 4e de couv, on croirait pourtant plutôt un rip-off de la Course au mouton sauvage de Murakami. Curious. Et l’auteur d’annoncer un prochaine The High Castle? Curiouser and curioser. Mais un fuzzy, non, vraiment? Mais si: c’est indiqué assez discrètement, mais il s’agit bel et bien d’une réécriture du premier roman de H. Beam Piper consacré aux fuzzies (autrefois renommés en France les « tinounours sapiens »). Un roman qui datait de 1962, et dont Scalzi proposa donc en 2011 un « reboot », comme on en fait à Hollywood. Je me souviens que dans le temps, Marie-Pierre Najman avait publié dans Yellow Submarine une nouvelle abordant cette question de la réécriture, dans un futur alors incertain, d’oeuvres anciennes de SF par de nouveaux auteurs. Eh bien, voici que ça devient d’actualité. D’autres s’y mettront-il? Ah, c’est que somme toute c’est encore mieux que la « sequel », comme plan. Enfin, j’ai lu Fuzzy Nation et force est d’admettre que cette version réimaginée par Scalzi s’avère très sympa. Je suis fan de longue date des fuzzy sapiens et, pour inhabituelle qu’elle soit, l’initiative de Scalzi s’inscrit somme toute assez bien dans l’histoire étonnante de ce cycle: H. Beam Piper avait publié deux romans sur ses petites créatures, puis s’était suicidé. Un auteur lui avait donné une excellente suite, puis un autre aussi. Avant que le manuscrit d’un 3e roman de Piper soit soudain retrouvé, concluant la trilogie et contredisant forcément la suite d’un autre auteur. Scalzi ajoute donc à cette étrange série, avec un roman revisitant les débuts, d’un point de vue un peu plus réaliste, un peu plus nuancé. Les fuzzies y sont nettement plus petits et on ne les voit peut-être pas vraiment assez, en tout cas Scalzi semble s’être méfié d’un excès de cute. L’idéologie est la même, et là aussi c’est logique: on a vu avec Aquablue, Avatar et les bédés de Léo combien ces thématiques demeuraient porteuses. Scalzi s’en tire bien, c’est écrit de façon alerte et prenante, de la bonne littérature populaire. Apparemment, Scalzi revendique le « fun » comme seule motivation d’écrire, c’est peu mais ici ça fonctionne bien.
Après cette agréable distraction, j’avais envie d’un peu d’art, alors je suis descendu jusqu’à la National Gallery. Histoire de revoir quelques favoris: rien ne me donne un sentiment de douce sérénité comme la contemplation d’un tableau que j’aime. Et la National Gallery possède quelques Van Gogh que j’adore, un Gallen-Kallela, des Seurat, quelques Pissaro (dont celui avec une fantôme), enfin bref, pas mal de toiles admirables, favourites of mine, auxquelles j’aime revenir de façon régulière. Le musée étant gratuit, contrairement à Orsay par exemple, cela facilite cet amour récurrent. Pour ne rien gâcher, il y a aussi une poignée de nouvelles acquisitions de toute beauté — en particulier un Caillebotte. Empli du zen très particulier que je tire de la lumière de certains tableaux, c’est tout heureux que je ressorti — et achetai une grosse saucisse au poivre et aux oignons, parce que l’art c’est formidable, mais manger ça fait également du bien.
Où aller ensuite? Après deux jours de nature, j’avais envie d’asphalte et de brique, enfin, de ville quoi. Je suis donc descendu jusqu’à la Tamise. J’ai beau connaître Londres relativement bien, depuis le temps, j’y trouve toujours de nouveaux sujets d’émerveillement. Je n’étais jamais descendu à la station Charing Cross, par exemple, très bizarrement. Plaisir mineur, mais plaisir. N’étais jamais non plus passé par la passerelle ouest d’Hungerford Bridge. D’où le soleil rasant laissait émerger le Parlement d’une brume rosée et faisait étinceler le London Eye et la masse ocre de l’ancien hôtel de ville. Côté Southside, je refis connaissance avec l’architecture brutaliste héritée du Festival of Britain de 1951. Elle n’est pas aisée à aimer, cette architecture, toute de striures, de rudesse, de gris sans compromis d’un béton brut. Pourtant, elle s’impose, dans la pureté de ses lignes et justement parce qu’elle ne fait pas de compromis.
Profitant de la marée basse, je descendis sur la grève, et m’avançais même jusqu’au bord de l’eau. Des années que je n’avais pas fait ça, et jamais sur cette rive. En remontant, je découvris que si The Shard n’est pas encore tout à fait terminé, déjà d’autres gratte-ciel sont en cours d’érection, côté City. Une sorte de pyramide inversée et une tour qui ne va pas tarder à cacher le Gerkin. J’ai lu l’autre soir dans l’Evening Standard que plein d’autres gratte-ciel allaient être construits, la mode est aux tours, les über-riches aiment se planquer en hauteur, en ce moment.
Tiens, une autre sorte de béton: non pas les striures mais le lisse glacé du béton ciré (déco obligatoire de nos jours dans tous les musées et autres lieux publics) et… la Tate Modern a déjà commencé à changer, bien que le nouveau building qui lui pousse sur le flanc n’en soit encore, extérieurement, qu’au stade des tours d’ascenseurs. Au niveau du Turbine Hall, par contre, une nouvelle échancrure s’ouvre, vers les soubassements en béton brut, bouquets de piliers et murailles rudes, la Modern a nommé ça The Vault. Et comme d’habitude, elle met au moins autant son espace que ses oeuvres d’art en valeur. On se perd dans une vaste pénombre d’où n’émergent que quelques écrans, une musique planante, le sujet semble être l’ambiance et notre rapport à l’espace, on titube un peu.
Traversant la passerelle, je contourne ensuite la cathédrale, pour gagner un autre ô combien grand espace du béton: le quartier de Barbican. Une utopie urbaine, tellement décriée en son temps (le Barbican Centre ouvrit en 1972), mais depuis tellement bien admise, car si réussie, si étrangement imposante et vivante, si formidablement différente, que même les immeubles subséquents se sont, pour la plupart, pliés à sa logique: passerelles et coursives, rampes et escaliers. J’adore le Barbican, et j’idolâtre le Barbican Centre, si, si: je suis un enfant des années 70, je suis un enfant d’une ville nouvelle, alors le Barbican! De nos jours, le design, la déco et l’architecture 1950, 60 et 70 sont enfin revenus en grâce, on les aime et on les imite de nouveau, c’est vintage, alors je peux dire combien j’apprécie le fait que personne n’ait jamais osé « rénover » le Barbican Centre: ce centre culturel est toujours génialement « dans son jus », tout de brun et de beige, avec de grandes touches d’orange. On se trouve dans les Seventies, pour de bon, je trouve ça magique. Et l’expo que j’ai vu à la Barbican Gallery, « Everything Is Moving », ne dépare pas: des travaux photographiques des années 60 et 70. Curieusement agencée, d’ailleurs: un premier photographe, bouleversant, sur le quotidien en Afrique du Sud au temps de l’apartheid ; puis des photos américaines très quelconques ; puis un autre photographe de l’apartheid ; encore une « pause » sans intérêt, et des photos sur les marches et les mouvements pour l’émancipation des Noirs, aux USA dans les années 60. Fascinantes et profondément touchantes. Le commissaire d’exposition ne savait apparemment pas trop où il allait, mais les trois grandes tranches sur l’apartheid et les droits blacks valent largement la visite, c’est une leçon d’histoire, superbe.