#2391

Écoutant sur le web la station de progressive rock Aural Moon, je viens d’y prendre une  petite madeleine. Un beau morceau qui mélangeait folk andin et prog, ça me disait quelque chose, je regarde le nom des artistes… Los Jaivas ! Oh bon sang, je n’avais plus pensé à ce groupe depuis… Depuis très longtemps, en fait.

Je ne pense pas avoir jamais eu de disque de Los Jaivas, mais très curieusement je les ai vu en concert, une fois — dans la banlieue de Limoges. Oui, cette même banlieue que j’évoquais en passant dans mon billet précédent, cette affreuse et grise et triste banlieue nichée sous un supermarché, au bord d’une autoroute, l’endroit le plus disgracieux et cafardeux où mes parents aient jamais eu l’idée de s’installer. Un jour, il fut question d’un concert de musique des Andes, dans un local du coin, et par désœuvrement nous y allâmes. Grosse surprise : sous couvert d’attirer du public pour écouter « El condor pasa », ce petit groupe chilien glissait peu à peu à sa propre musique, et… Wow! Mais c’était du progressive rock!! Mon genre favori! Il est rare d’entendre du prog live, quand on est en France, et à plus forte raison par surprise et dans un cadre aussi famélique… Quelle était donc l’existence de ce groupe, pour qu’ils se retrouvent à jouer dans un bled pareil? Leur fiche sur wikitruc dit que la formation existe depuis 1963, et qu’ils jouent toujours, j’imagine que ce ne sont plus les mêmes membres, j’imagine aussi que durant les années 1980 sans doute se trouvaient-ils en exil, pour fuir la dictature de Pinochet?

Une autre fois où j’entendis du prog par hasard, ce fut à Bordeaux, également dans les années 1980, où passant devant la gare un jour d’octobre j’eus l’impression que des flots de musique verte coulaient par toutes les ouvertures. Il s’agissait d’un concert gratuit de Minimum Vital, le groupe des frères Payssan.

#2390

Je n’ai fait du camping qu’une seule fois, une seule nuit. Il faut dire que ma famille est d’origine bourgeoise, très bourgeoise, et que les restes de la fortune de mon arrière-grand-père, un hôtelier ayant fort bien gagné sa vie avant la crise de 29, ainsi que les héritages successifs, faisaient que nous avions plusieurs propriétés où passer les vacances — une petite maison en Touraine, un domaine immense en Limousin, deux maisons dans un parc en marche de Bretagne, la maison de mon arrière-grand-mère dans le Berry… Alors, les tentes et les caravanes, non, fi donc, congés de prolétaires que cela.

Bref, un jour malgré tout, un été, j’ai conçu le plan curieux de revisiter un haut lieu de mon enfance juste avant qu’il ne disparaisse, à savoir le parc de la propriété limousine. Déjà, le reste avait été vendu : deux colossales demeures bourgeoises accolées, avec de grandes dépendances, dans une vaste cour arborée, suivie d’un ancien jardin potager non moins immense (le tout quasi à l’abandon, ce qui ne contribuait pas peu à leur charme, à mes jeunes yeux). L’une des deux grandes demeures bourgeoises n’était plus occupée et nous n’avions, enfants, que le droit d’aller jouer au rez-de-chaussée, l’ancienne pharmacie de mon ancêtre André Ruaud, les étages vides nous étaient interdits. La maison en usage valait à peine mieux : utilisée seulement une poignée de jours par ans, elle demeurait dans un passé intact, sans électricité dans les étages et avec de l’eau courante seulement dans la « nouvelle cuisine », unique enclave d’un peu de modernité. Les WC étaient au fond de la cour, bien entendu. Bref, au-delà de la cour et du jardin, s’étendait le parc. Et le parc, lui, n’avait pas encore été cédé car la maison d’une vieille tante ouvrait également dessus, et tante Marthe était toujours bien de ce monde. Je finissais le lycée, j’habitais chez mes parents en banlieue de la triste cité de Limoges et, avec mon copain Michel Pagel, nous décidâmes d’aller camper. Quelle aventure !

Tout d’abord, prendre le petit train brinquebalant jusqu’à Nantiat, cela relevait déjà d’une sorte de saut temporel, un voyage dans les années cinquante — car le matériel roulant datait au moins de cette époque, sans entretien visible, d’ailleurs une des portes de wagon manquait à l’appel. Arrivé en gare de Nantiat — de toute mon enfance j’avais toujours ignoré qu’il puisse y avoir une gare à Nantiat, d’ailleurs cette partie de la petite ville, tout en bas, me restait rigoureusement inconnue —, nouvelle aventure: tante Marthe était venue nous chercher en voiture. Tante Marthe, conduisant ? Certes, il est vrai qu’autrefois elle était représentante pour une compagnie pharmaceutique (comment nomme-t-on cela ? Ah oui : « visiteuse médicale »), mais je n’avais jamais imaginé cette grande vieille femme digne et distinguée au volant d’un véhicule. Visiblement en avait-elle perdue l’habitude, d’ailleurs, si l’on en jugeait par sa conduite poussive et l’âge dudit véhicule — nous crûmes bien ne jamais arriver, la montée depuis la gare fut assez éprouvante, alors qu’il y avait si peu de chemin à faire (Michel m’en parle encore).

Enfin arrivés dans la grande maison (identique à celle, voisine, où je passais étant môme quelques jours enchantés chaque été), nous nous posons à la cuisine, tante Marthe discute un peu avec nous, puis nous filons dans le parc : pour cela, descendre tout du long le jardin de la vieille dame, désuet fouillis végétal où se lisait encore parterres et taillis d’antan, puis par une petite porte déboucher sur cet espace à l’abandon, vaste friche entre prairie haute (côté Marthe) et forêt embroussaillée (côté grand-père). Au sol partout rampe le lierre, le soleil brille sur la prairie mais dés lors que l’on passe sous les hautes branches, le parc se fait soudain pénombreux. Sur la prairie flotte une odeur d’herbe sèche, le bois sent l’humus. Tout est demeuré comme dans mon souvenir, inchangé, et alors que l’on constate souvent que les choses semblent avoir réduit, eh bien pas ici, le parc s’avère aussi sauvage et aussi étendu que je m’en souvenais, le lierre sombre, les arbres hauts et droits, le grand fusain prospère, une masse de feuilles vernies (endroit principal où nous aimions jouer, nous l’avions surnommé « l’Enfer vert »), tout cela emprunt du délicieux mystère des lieux à l’abandon, de l’écho lointain d’un usage plus fréquent et plus « civilisé », que je n’ai jamais connu, telle cette large allée menant à une grande grille, tout en bas — vague souvenir du parc en majesté mangé par le lierre et d’usage inconnu des mémoires mêmes parentales.

Nous plantons notre tente, une chose en toile molle et jaune, au bord d’une des allées qui se distinguent encore, dans un espace où l’herbe n’a pas encore été tout à fait rongée par un lierre tentaculaire. Des fils à tendre, des sardines à planter dans le sol, tout cela est assez compliqué, mais enfin, nous y arrivons. Passons sur la nuit, où nous grelotâmes. Le lendemain, je voulus aller reconnaitre les lieux — et de reconnaissance point il n’y eut : car si le parc me semblait inchangé dans son immensité, le village, lui, avait connu ce cruel étrécissement de la réalité confrontée aux souvenirs. Autrefois, un bout de marais s’étendait de l’autre côté de la petite rue, en face du parc. Je me souvenais d’en avoir un jour émergé, littéralement, au terme d’une longue promenade matinale avec mon père. Mais d’ajoncs et de hautes herbes, plus du tout : un lotissement avait poussé. Et l’étang des rats, alors ? Dans ma mémoire enfantine, il avait une étendue de lac — je ne retrouvais qu’une mare. Et la forêt ? Je ne savais plus comment y accéder, car en dehors de l’étang des rats nous ne nous promenions guère, en fait, en dehors de la propriété, et gamin je n’avais noté aucun repère. Nous essayâmes donc tel puis tel autre chemin. Impossible : des ronces partout, des fondrières, la forêt s’avéra sans aucun entretien, impraticable.

Un peu désillusionnés, nous rentrâmes à Limoges, boire un coup en terrasse d’un bistro et dire du mal du dernier Daniel Walther publié chez « Présence du Futur » (du moins est-ce là le souvenir que je garde — note à l’intention des archéologues: il s’agissait de Happy End, paru en 1982). Peu de temps après, le parc fut finalement vendu, je crois que le lycée professionnel d’à côté a acheté la prairie pour prolonger leur cour, le reste doit être désormais un lotissement, je ne sais pas, ne veux pas savoir, je préfère mes souvenirs.

#2389

Non mais marre, quoi, marre de cette chape de la pensée officielle, du mépris pesant des institutions culturelles, de l’élitisme rassi et conformiste qui pèse sur les lettres françaises et qui, au passage, tue la librairie… Parce que faut pas rêver, hein? Cette dictature de ce qu’il m’amuse de surnommer la « littérature chiante » fait fuir les lecteurs, et après les libraires pleurent que les gens ne leur achètent plus de livres, mais bon sang, vendez donc des littératures de l’imaginaire, vous en verrez, des clients que vous n’avez jamais vu, que vous ne vouliez pas voir! Et si la Quinzaine littéraire est moribonde, par exemple, peut-être est-ce parce qu’elle ne s’adresse pas à grand-monde, du haut de ses préjugés? Il y a là une sorte de « lutte des classes » littéraire. D’un côté ce qui est admis, étudié, reconnu, de l’autre ce qu’il serait de mauvais ton de considérer. C’est terrible, cet aveuglement. Comme ce responsable culturel rhône-alpin qui, lors du petit déj « Indés » à la Villa Gillet était tout content de voir plein de libraires « jeunes » et qu’il ne connaissait pas — eh, mais n’est-ce pas dramatique que vous ne les connaissiez pas, ces libraires qui sont tous plus ou moins des militants des littératures de genre? C’est-à-dire : des militants du livre. Comment avez-vous fait pour ne pas les rencontrer avant? Cela ne dit-il pas quelque chose sur un enfermement dans un seul aspect de la vie des lettres? Une vie des lettres qui se trouve là, pas seulement dans la énième publication sur Rousseau ou sur Racine, pitié, foutez-nous un peu la paix avec vos « vieilles fesses », il n’y a pas que ces statues respectables, la littérature est bien vivante et elle passe aussi par les genres… qui n’ont rien de « mauvais » par nature. Des mauvais auteurs, il y en a partout, dans tous les domaines. Alors non, parler des littératures de genre et des imaginaires, ça n’est pas sale, il y a de très grandes œuvres, de très grands auteurs, et si la Quinzaine littéraire et tous les autres levaient le nez de leur conception rhumatisante et empesée de la littérature, regardaient le monde sans les œillières de la bien-pensance, ils se rendraient soudain compte qu’une nouvelle culture, immense, vivace, existe et traverse plusieurs générations, cette culture que l’on dit « geek », nouvelle manière d’encore nous inventer de méprisante barrières. Et Richard Matheson ce n’est pas un « auteur de science-fiction » qui vient de mourir, non, c’est un écrivain, point. Un grand écrivain.

#2388

Comme bien souvent lorsque je lis un livre français récent s’inscrivant dans les littératures de l’imaginaire, j’éprouve quelques difficultés à ce que ma lecture ne se teinte pas d’un regard d’éditeur. C’est idiot mais je me surprends  à être irrité par tel petit tic d’écriture que j’aurais envie de corriger, par tel lieu commun descriptif, juste de toutes petites choses mais qui heurtent ma lecture inutilement, alors que je devrais seulement me soucier de prendre du plaisir à ce livre.

Et puis je tombe sur le segment de phrase « il essuya son visage dégouttant de sueur ». Qui est parfaitement correct, sans l’ombre d’un doute, mais… à titre personnel, j’ai un problème avec ce verbe. Dégouttant, cela sonne malencontreusement comme dégoûtant. J’essaye donc toujours de l’éviter, ou bien d’adopter la solution de Flaubert: le verbe normand « dégouttelant », bien plus joli et sans cette ambiguïté.

#2387

Il y a quelques années, un éditeur pour lequel je faisais des fiches de lecture m’a fait lire The Crow Road de Iain Banks, un de ses romans « maintream ». Dire que j’ai aimé ce roman serait un euphémisme — en fait, je l’ai tant adoré que j’en ai ralenti ma lecture, afin de le faire durer le plus longtemps possible. Je me souviens de délicieuses matinées, installé à la table de la cuisine, devant la fenêtre, à lire The Crow Road, complètement immergé dans la vie des McHoan, une famille écossaise aisée du petit village de Gallanach. Une famille avec une tradition d’excentricité. Si de père en fils la famille connaît ce que Margot, vieille dame indigne et pilier familial, nomme le « pivot », c’est-à-dire l’homme qui dirige la famille ainsi que l’usine de verre locale, les autres enfants McHoan se trouvent tous des vocations plutôt intellectuelles et originales: l’oncle Rory est devenu travel-writer suite au succès de son journal de voyage en Inde, du temps des hippies; son frère Kenneth est devenu écrivain pour la jeunesse, en rédigeant les multiples contes qu’il inventait pour les enfants de la famille et du voisinage (qu’en ancien instit il aimait amuser et occuper); l’oncle Hamish a mis au point une hérésie chrétienne basée sur de fumeux concepts de balance et rétribution des péchés; quant au jeune Lewis, il devient comédien, humoriste, passe dans des salles pour son one man show.

Prentice en revanche ne sait pas trop ce qu’il veut faire de sa vie: narrateur-pivot de l’intrigue de The Crow Road, il est étudiant en lettres classiques mais va rater son année universitaire par manque de motivation. Revenu dans son village natal pour les funérailles de la matriarche Margot, qui vient de se tuer en passant à travers la verrière du solarium, parce qu’elle était monté sur une échelle afin de nettoyer les goutières, Prentice ne parle plus à son père depuis une brouille sur des questions d’éthique (Kenneth est un athée forcené, tandis que Prentice voulait tout simplement la liberté de douter). Il retrouve en revanche sa belle cousine Verity (sur laquelle il craque depuis des années), l’oncle par alliance Fergus Urvill, seigneur du château de Lochgair, sa copine d’enfance Ashely Watts et son frère Dean, plus toute la ribambelle d’oncles et de tantes… « It was the day my grandmother exploded », commence le roman: l’ambiance est posée, mi-chronique sociale mi-humour noir, dans une sorte de Six Feet Under ou d’Anif Kureshi écossais. L’explosion en question étant celle du peacemaker de la grand-mère, qui détonne lors de l’incinération.

Si le récit de Pretince se fait en « je », il n’est pas le seul, puisque s’accumulent les chapitres (courts) qui mènent le lecteur dans une mosaïque d’époques différentes, mettant en scène soit grand-mère Margot dans ses derniers temps, soit Margot mariée avec son époux, soit les enfants de Margot (Kenneth et Rory) dans leur jeunesse, ou Kenneth et Rory dans leur maturité (Kenneth racontant des trucs amusants et éducatifs aux enfants, Rory de retour d’Indes), ou encore Lewis et Prentice enfants. Et, plus étranges, quelques chapitres rédigés en italiques, mettant en scène l’oncle Fergus Urvill et son entourage, avec Rory.

Et loin d’embrouiller le lecteur, cette conception non-linéaire de l’histoire, une marche du temps considérée non pas comme un fil mais comme des relations complexes de cause à effet (à la manière dont on construirait une étude littéraire non pas de la manière biographiste mais thématique), brosse avec un dynamisme remarquable passé et présent de la famille. Attachante et passionnant famille, avec ses drames et ces fêtes – car nombreuses sont les réunions familiales mises en scène, bien sûr, où les castings aux générations mouvantes fêtent des Noëls, des unions ou des anniversaires. Ou quelques funérailles, car cette famille semble connaître un certain nombre de drames au cours des années. La prose de Banks est vive, lumineuse, tendre, amusée. Sophistiquée mais pourtant si accessible. Les personnages prennent chair avec un réalisme chaleureux, on s’attache à chacun d’eux. Et petit à petit se met en place une tension, un mystère: qu’est devenu Rory, et pourquoi a-t-il disparu? Prentice se met à vouloir retrouver l’oncle manquant, que son père Kenneth semble persuadé d’être toujours en vie. Papiers retrouvés et perdus, bribes de récits et de poèmes, agendas rédigés en notes abrégées, bout de pochettes d’allumettes venues du monde entier, journaliste ayant peut-être croisé Rory, quelques pistes se font ainsi jour, furtives.

Rarement une œuvre littéraire m’aura autant parlé, autant captivé. Remué, vraiment. La structure familiale, les aspirations intellectuelles, la tradition de merveilleux enfantin, les troubles sexuels… De la pure littérature britannique actuelle, sarcastique, tordue, et avec les idiosyncrasies typiques de l’auteur — les accents des personnages sont rendus dans l’orthographe (et dieu sait qu’ils ont un épais accent, ces Écossais), on ressort de The Crow Road en ayant pris le rythme des « och » et « aye » !

Quelques années plus tard, une mini-série fut adaptée du roman de Banks, et ce fut un nouveau délice. Le roman, lui, ne fut d’ailleurs pas traduit en français, c’est bien dommage. Moi je l’ai relu, deux fois déjà. Cela reste un des plus beaux romans que j’ai lu.

Ce soir j’apprends que Iain Banks est mort. Il avait parlé il y a quelques mois, avec des mots touchants, de son cancer terminal. Le choc demeure. Ce fichu sentiment d’incrédulité qui nous saisi si souvent face à la mort.

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