#2405

Hier matin en prenant ma douche, après une nuit rendue malaisée par l’anxiété, trois mauvais rêves successifs, je sifflotais un morceau de Comus, « To Keep From Crying ». Je ne cesse d’avoir les morceaux de ce groupe qui me trottent en tête, depuis la mort de Lindsay Cooper. Et j’en avais un autre, « Like a Superman », au bord des lèvres hier soir en préparant le canapé du studio prêté par un ami parisien, après une belle et tendre et, finalement, rieuse journée d’hommage à Roland. Je sais qu’il écoutait volontiers les Art Bears, je ne sais s’il a jamais approché Comus, mais ça lui aurait assez bien ressemblé, n’écoutant un peu de prog que déjanté et acidulé. Hier d’ailleurs, PJT fut remarquable de justesse et d’intelligence dans son exposé sur les rapports de Roland avec la musique.

La dernière fois que je m’étais rendu à Clamart, je devais avoir 19 ou 20 ans. Je ne saurais donc prétendre que je reconnu grand-chose du trajet, si ce n’est le charme suranné de la petite gare de Meudon et l’entassement de petits immeubles en brique la dominant, ces pentes tordues qui après quelques enfilades d’arbres rabougris s’ouvrent sur une forêt, c’est bien là le décor des « Futurs mystères de Paris ». Plus loin, après le lent trajet de bus à la destination morbide de « Cimetière », je reconnus en revanche, avec une sorte de creux dans la poitrine, les immeubles bas de la Cité de la Plaine, où chez ses parents vivait Roland lorsque je le connus, en 1982. La brique semble pimpante, les trottoirs n’avaient peut-être pas dans le temps ce rouge-rosé charmant, les petits arbres n’ont pas changés, eux. Rue de Bretagne — j’avais oublié cette adresse, depuis le temps. Je trouvais le restau arménien où les copains s’atablaient déjà, me logeais, retardataire, au coin près de la porte ouverte, entre la jeune Natacha et mon vieux camarade Philippe. Je l’avais redoutée, cette journée d’hommage, qui se déroula avec une fluidité orchestrée de main de maître par le cardinal Rivera, et seulement au moment de parler à la table des éditeurs, eus-je une brève boule en gorge qui me fit bégayer. Une réunion de famille, somme toute, dont certains pas vus depuis longtemps, et tant en provenance des quatre coins du pays. Le décor de cette médiathèque, avec le long arrondi de la fenêtre, les murs d’un bleu pâle, les chaises blanches et oranges, possédait un ton très Seventies pas inapproprié à l’évocation de la jeunesse de Roland, à deux pas, avec la rue de Bretagne d’un côté, le collège non loin, et juste devant le bâtiment un simple garage, semblant abandonné, qu’Alvaro, l’ami d’enfance, nous révéla avoir été le bouquiniste où Roland gamin s’approvisionnait en Fleuve Noir « Anticipation ». Une pièce du passé pas encore effacée, contrairement, appris-je avec tristesse, à la maison de Garches où j’ai si souvent squatté.

Madame Wagner était là, en fauteuil roulant, petite silhouette tordue et fondue par l’âge, je ne reconnue pas la grosse dame à la lippe épaisse dont le laconisme nonchalant étonnait ma jeunesse. Dans la voiture de Philippe, en regagnant Paris dans l’humidité nocturne, la sélection tomba sur du Brain Damage et je savourai la voix de Roland, guettai ses inflexions. Une remarque de Pierre Pevel, dans le métro qui nous ramenait des obsèques de Patrice Duvic, m’avait frappé : c’est la voix des morts qui s’efface en premier. Celle de Roland va demeurer — mince consolation. Ce matin je me suis levé sans angoisse, dans les échos du studio presque vide maintenant. Le blanc des étagères a laissé place à celui des murs, avant la vente, dernière fois sans doute que je dors en ces lieux, un petit pincement au cœur pour la fin d’une époque. Sur le palier, tandis que je fais grincer la serrure blindée, je jette un œil par la porte grande ouverte du logement mitoyen, directement la cuisine, je pense « taudis », puis descend l’escalier au bois vernis noueux, au son cristallin de la pisse de la voisine. Sur le pas de la porte, un matou lève vers moi son lourd visage carré, un miaou de bonjour, je réponds en lui caressant brièvement la tête, nous nous quittons comme deux étrangers qui se sont reconnus en se croisant.

#2404

Nombre de mes lectures sont dictées par des impératifs d’ordre professionnel : manuscrits à lire ou à relire, livres à considérer pour une réédition, matériau pour alimenter un article ou un essai… Mais il y a d’autres lectures qui, sans m’être « dictées », me sont plus positivement et librement conseillées / orientées ou offertes par des amis. Ce fut pas mal le cas ces dernières semaines…

Après avoir lu le petit mais fort dense Les Grandes villes et la vie de l’esprit de Geog Simmel — une conférence de 1902 préfigurant la psychogéographie, réflexion sur l’habitant des villes et sa psychologie —, offert par Xavier Mauméjean, j’eus le plaisir de recevoir un autre cadeau du professeur X, sous la forme des Miroirs de l’infini d’Allen S. Weiss — une étude sur le rapport entre les jardins à la française et la métaphysique au XVIIe siècle. Xavier l’ignorait mais, justement, et depuis déjà un bon moment, je cogite vaguement (et en parallèle de Julie Proust Tanguy) à quelques volumes de la « Bibliothèque des miroirs » qu’il serait possible de faire, dans la foulée du Psychogéographie! de Coverley, cette fois sur les thématiques du « jardin secret » et du « paysage », l’art de marcher, le rapport à notre décor naturel, tout ça…

Sujets non sans rapport avec un conseil de David Camus que j’ai suivi l’autre soir : lire Histoire d’un ruisseau, du géographe anarchiste Élisée Reclus. David me l’avait conseillé dans la jolie petite collection de poche de  chez infolio, mais il est épuisé, et j’ai trouvé le texte dans une bien plus belle réédition précédente, chez Plume de carotte, avec des illustrations noir et bleu d’un Urugayen, le tout dans un format carré maquetté de manière assez fifties, très beau. Quant au texte de Reclus, c’est un pur délice, une rêverie de géographe: un long poème en prose décrivant par le menu le cheminement d’un cours d’eau, depuis sa source jusqu’à l’océan. Quelle prose!

Enivrement d’une belle prose, aussi, avec le conseil que me donna l’ami Xavier Dollo/Thomas Geha cet été: lire Colette. Il n’est jamais trop tard pour bien faire, tous mes amis me disent avoir lu Colette étant ado ou jeunes adultes, mais qu’importe, je rajeunit — et j’ai lu la plupart des nouvelles de Colette, transporté de bonheur par la grâce de son style. M’est avis que je vais peu à peu plonger aussi dans ses romans.

Et puis, tout autre style, c’est bien le cas de le dire, j’ai ouvert ce soir l’immense coffret Building Stories de Chris Ware, que vient de m’offrir Axel OD, et j’ai commencé par celui des nombreux volumes contenus là qui se présente comme un « Petit livre d’or » d’antan.

#2403

Je ne sais pas ce qu’elle fumait, Adrienne Ségur, mais c’était fort.
Il y a quelques années (hum, déjà nombreuses, les années), Terri Windling était venue me rendre visite, à Lyon, en compagnie de Delia Sherman et Ellen Kushner. Et Terri avait découvert chez une bouquiniste fort chère, la Parchemine (ça n’existe plus), boutique spécialisée dans les livres jeunesse anciens… elle avait découvert, donc, une série d’albums illustrés par Adrienne Ségur, illustratrice des années 50 qu’elle idolâtrait pour ses quelques traductions américaines. Terri s’était littéralement ruinée! Pour ma part, je n’avais jamais entendu parler d’Adrienne Ségur avant, oubliée qu’elle est, comme tant d’autres grands illustrateurs. Lors de la dernière braderie de Lille, j’ai eu le plaisir de tomber sur du Ségur — et hier soir, faisant enfin le tri de mes nombreuses trouvailles de ce week-end, j’ai réalisé que j’avais déniché non pas un, mais bien deux albums de Ségur! J’avais pris le deuxième sans trop le regarder, en fait. Et c’est beau, mais c’est très, très étrange, tout de même, les illus d’Adrienne Ségur. Souvent d’une mièvrerie qui pique les dents (genre trop sucrée), et à plein d’autres moment un peu cinglée, des compos surchargées et/ou étrangement décalées, des couleurs saturées… Enfin bref, j’aime! (mais je vais vous éviter les mièvreries). Quelques exemples… (recueils datant de 1951 et 1955)

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#2402

Blame it on facebook : je crois bien que je blogues moins, c’est un fait, mais c’est également un fait que j’ai surtout envie de bloguer lorsque je suis en voyage et/ou que je respire un peu… Et comme je travaille un peu tout le temps (non pas que je m’en plaigne, je précise), finalement entre le manque d’évasion(s) et les petits mots sur fb, l’impulsion blog me prend moins souvent. Et puis il y a un fait de ma vie : la fatigue. Oui, la fatigue chez moi est devenu un fait, un phénomène récurent et que je dois gérer. Oh ce n’est pas nouveau, ça ne vient pas de me tomber dessus — mais enfin, c’est là, très souvent. Aujourd’hui, par exemple, mais au moins je sais cette fois fort bien, indubitablement, d’où cela provient — genre, me coucher vendredi soir (hem, samedi matin) à plus de 4h du mat’ et ne dormir que cinq heures, oué, ce n’est pas top pour la santé (mais ce premier lancement parisien des Indés fut joliment rigolo et rencontra un beau succès, me semble-t-il). À plus forte raison lorsque l’on rentre d’un week-end prolongé de braderie lilloise, excursion éreintante quoique ô combien agréable. Et puis, pour dérouler à l’envers le fil de mon existence récente, il y a eu l’amusant et agréable intermède de la convention d’Aubenas, où je suis allé avec mon vieux compagnon Gizmo (et qu’organisaient d’autres  amis chers, Mireille & Gianji). Et, c’est la vie, avant/pendant, quelques épisodes insomniaques et quelques anxiétés personnelles.

Oh, la vie est belle, pourtant. En fait, ces temps-ci j’ai une tendance à l’introspection, du fait de certains stimuli extérieurs, et lorsque je fais un petit bilan de ces dernières années je réalise bien que, en dépit du poids constant de la solitude, j’ai trouvé une forme de bonheur. Notamment en cultivant en moi une sorte d’assise stable… — mais j’arrête tout de suite sur le sujet, ça va faire new-ageux. Enfin bref, je sais même dater de quand exactement j’ai « découvert » soudain cet équilibre interne, grâce à un lieu (la magie de Venise) puis à une personne (que je ne citerai pas), et depuis, malgré les turpitudes usuelles de la vie, malgré les crises d’angoisse ponctuelles et pas si rares, ça se prolonge ma foi plutôt bien. D’autant mieux que les Moutons électriques, eux, se portent également bien et même, broutent de plus en plus gaillardement. Comme il n’existe aucune différence entre ma vie privée et ma vie pro, tout cela m’apparaît bel et bon. Introspectif tout de même, que je suis actuellement. Avec des plans sur la comète, une envie folle qui constitue peut-être ma version de la « crise de la cinquantaine » (après tout, pour la « crise de la quarantaine » je m’étais lancé dans les Moutons électriques, je peux bien refaire un peu plus ma vie dix ans plus tard). Avec des amis que j’aime prodigieusement. Avec peut-être un tout petit peu moins de solitude dans l’avenir. Et de belles perspectives devant moi, je crois.

(c’était la minute bisounours)

#2401

Cette tradition est née il y a très, très… longtemps. Pas seulement celle de la Braderie de Lille, mais, pour ce qui m’intéresse plus précisément, la tradition dite de la « Bradocon », la réunion annuelle d’une poignée de fans de vieux bouquins et de science-fiction dans la région lilloise, afin d’effectuer quelques raids sur les brocantes du premier week-end de septembre et sur moult moules-frites. Autrefois, nous faisions cela depuis le domicile de mon vieil ami Philippe Caille (que j’ai rencontré il y a bien longtemps, par l’entremise des petites annonces du beau journal de Spirou !), depuis nous avons migré vers la ferme fortifiée du clan Debaque-Luce. Sottement, au moment où j’ai co-fondé les Moutons électriques j’ai cessé de me rendre à la Braderie… J’avais toujours une (en définitive mauvaise) excuse, d’autres choses à faire et/ou trop peu de liquidités… Étais-je bête ! Car elles m’ont manqué, la Braderie et la « Bradocon ». Après neuf ans d’absence (ça passe si vite), j’y suis retourné l’an passé, avec un plaisir aussi intense que non dissimulé. J’ai observé, un peu acheté, repris mes marques… Et cette année, ah, cette année… J’ai rapporté sur mes frêles épaules la broutille de 44 bouquins + 33 fascicules, sans doute mon (modeste) record personnel en une bonne vingtaine d’années de chinage en plat pays…

Bien entendu, je reviens plutôt fourbu — on ne dit pas assez quels efforts sont nécessaires pour la poursuite de la passion des vieux livres poussiéreux. J’ai d’ailleurs fait une sieste tout à l’heure, et tout cela n’arrange guère ma lassitude tellement chronique, mais qu’importe : incomparable est la douce euphorie du bradeux pénétrant dans une nouvelle rue, sous un beau ciel bleu, le visage caressé par une brise, avec s’étendant devant lui, de chaque côté d’une artère de Lille, de Thélus ou de Flers, à perte de vue, de sublimes tas de machins et de trucs, de brimborions futiles et de débris de la vie quotidienne, de cendriers laids et d’épouvantables faïences, au sein desquels il fouillera afin d’en extraire, triomphant, de petites perles de papier… Et si je fus en compagnie d’augustes savanturiers, pour ma part j’ai ramassé surtout des livres pour la jeunesse (dont plein d’iconographie possible pour un futur livre ovin), un peu de cape et d’épée, quelques petites bédés et de vieux polar… Quand aux moules-frites, j’en consomma assez pour tenir le reste de l’année, peut-être. Enfin, la pause du samedi midi fut l’occasion de rencontrer pour la première fois mon nouvel auteur à moi que j’ai, venu de la proche Belgique.

Ce fut bien, quoi. Merci à ceux qui me reçurent, merci aux autres amis qui étaient là.

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