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Comme chacun en cette période anormale, me trouvant transformé en ce « reclus de l’impasse », je suis soumis à quantité d’injonctions contradictoires, l’incertitude pro complète, le chômage partiel et le stress que cela engendre, ne pas sortir alors que d’ordinaire je vais me promener presque tous les soirs (et en dépit de la case idoine sur l’autorisation, je ne m’y résous plus), la crainte lorsque je me rends au dehors pour de rares courses, tourner en rond, les nervosités dans les jambes, les tensions vagues, les insomnies, enfin tout ça, tout ça, tout le monde connait. Et je lis, sans doute encore plus que « avant », ce qui n’est déjà pas un mince exploit.

Quoi donc ? Après avoir relu le Paris insolite de Jean-Paul Clébert, j’avais entamée une tranquille relecture de mon poète marcheur favori, Jacques Réda, avec L’Herbe du talus, Châteaux des courants d’air, Le Sens de la marche, Accidents de la circulation… Puis une lecture en appelant une autre, Réda citait à un endroit le Petit guide du XVe arrondissement à l’usage des fantômes, de Roger Caillois, et je me suis souvenu l’avoir acheté (sans doute sur sa même recommandation), sans l’avoir lu. Ce petit livre de 1977 chez Fata Morgana demeurait d’ailleurs vierge de toute lecture, puisque non rogné. J’entrepris alors de couper ses pages, geste bien peu courant aujourd’hui où même les José Corti connaissent le massicot. Et de découvrir sans doute une filiation de l’écriture urbaine de Réda, Caillois se livrant là au même exercice. S’y croise également le concept des Grands Transparents cher aux surréalistes, cette trace presque lovecraftienne au cœur de l’imaginaire poétique.

Tant qu’à lire des poètes marcheurs, et suite à une discussion avec mon fils, je résolus de relire pour la N-ième fois Chemin faisant de Jacques Lacarrière, et dans un esprit proche je relu aussi Les Eaux étroites de Julien Gracq, tiens justement un Corti au massicot. Mais le Lacarrière dont Axel m’avait parlé, l’ayant adoré, était L’Été grec, pas relu celui-ci depuis peut-être vingt ans, ou plus. D’ailleurs je ne remis pas la main sur mon exemplaire papier, heureusement je lis surtout en numérique ces temps-ci, mauvaise vue oblige (le confinement ayant coupé court à ma commande de lunettes de lecture). Je ne suis guère porté sur la Grèce et les paysages arides, non plus que sur les mystiques (tout le début, sur le mont Athos), et pourtant j’ai retrouvé la claire fascination de ce livre, et me suis amusé qu’elle croise une autre Grèce, celle de la trilogie de Jo Walton dans laquelle j’avance à petits pas, Thessaly, radical portrait de la construction d’une utopie classique. Denoël / Folio ont-ils craint de ce soit trop exigeant pour le lectorat d’imaginaire, qu’ils ont négligé de traduire ces romans-ci d’une autrice pourtant fort populaire ?

Se glissant au sein de toutes ces promenades littéraires, en contre-point, des polars comme d’habitude : Plenty Under the Counter de Kathlee Hewitt, superbe portrait d’époque du Londres du Blitz ; et War Damage de d’Elizabeth Wilson, polar historique sur le Londres bohème dans l’immédiat après-guerre. Deux romans marqués par l’influence de la grande Margery Allingham, tout comme, forcément, ces trois Mike Ripley lus ensuite, reprises du personnage d’icelle, Albert Campion, versant plus comédie mais néanmoins fort juste, bel hommage. Et Londres encore, mais déformé / réinventé dans un steampunk tendre et subtil, The Watchmaker of Filigree Street de Natasha Pulley. Polar aussi, trois Lilian Jackson Braun, autrice bien nord-américaine à laquelle je reviens de temps à autre, et à l’instant La Nuit de l’Araignée de Mario Ropp. Lecture conseillée par l’ami Pagel, celle-ci, d’un vieux « Spécial Police » du Fleuve Noir : l’on disait de l’autrice (car c’était bien une femme, de son vrai nom Marie-Anne Devillers) qu’elle était la Françoise Sagan du polar français. Superbe ambiance hivernale, beau suspense trouble, délicieux aspect complètement « vintage » (1968), chabrolien en diable, et une écriture mal assurée au début (répétitions, points d’exclamation, verbes ternes) puis soudain claire et  précise dans le dernier quart, sans doute n’y avait-il aucun travail éditorial à l’époque. À l’instant encore, Wake Up and Dream de Ian R. MacLeod, terrible uchronie de Los Angeles quelque part entre Dick et Lynch, captivante et habile.

Et puis du fantastique : le bref et fort réussi Mary Shelley contre Frankenstein de Cat Merry Lishi aux Saisons de l’étrange, relire le méandreux et humide The Rainy Season de James Blaylock, deux Harry Dickson de Jean Ray aussi. Oh, j’en oublie forcément.