#3024

Le front rose de la résidence voisine qui soudain éclaire le soir alors qu’est monté un rideau de nuages comme une fumée opaque, l’avant-garde d’une noirceur violacée de la tempête. Après le souffle brutal de la première averse, sur la jolie brique ouvragée rapportée l’autre jour une unique feuille ronde, bien verte, porte une unique goutte, comme du jour concentré.

#3023

Effet peut-être des violentes averses de cette nuit, j’ai rêvé de Venise. Je n’ai pourtant séjourné dans cette ville que trois jours, et encore n’y ai-je pas logé, l’hôtel se trouvait sur une plage extérieure à la lagune. Pourtant, cette ville s’avéra bien plus marquante que sa carte postale, et je compris pourquoi tant d’imaginaire s’y attachait. Gracq y voyait « une cité à l’ancre au milieu des mâts d’une flotte coulée », Jaccottet traduisit la Mort à Venise de Mann, Visconti réinventa celle-ci, la sombre silhouette de Baron Corvo, j’avais en tête des brassées d’images et pourtant s’en furent d’autres qui naquirent — l’arrivée du train à fleur d’eau sur la lagune, en droite ligne dans le citron acide et brumeux du jour naissant ; le marché des pêcheurs dans un tournant à deux pas de la foule des touristes ; le chemin derrière les Offices ; l’ancien dépôt d’armes au bout des quais ; Venise ne manque guère de recoins que l’on puisse s’approprier, et d’autant d’images saisissantes. Je ne sais si j’aurai l’occasion d’y revenir mais je charrie encore le plein ravissement de ce séjour, dans un froid glaçant qui figeait le rosé des façades sous le bleu intense du ciel. Les canaux d’un vert huileux, les taches de soleil dansant devant la porte du musée Guggenheim, le froid des arches de brique, les cageots de légumes dans une gondole, les mouettes hochant du bec sur les piliers noircis… [voir notes de février 2008]

#3022

Maman m’a dit ce midi que la maison de ma marraine reste abandonnée. Je ne sais pourquoi je m’étais imaginé qu’elle avait été vendue, nous la supposions même rasée étant donnée l’évolution radicale du coin de campagne angevine où elle se situe. Étrangement, il n’en est rien et Damiette resta donc suspendue dans le temps, à l’abandon depuis le suicide de ma pauvre marraine il y a quoi, une quinzaine d’années ? La solitude de cette vieille infirmière eut raison d’elle et imaginer cette maison, une longère que j’ai si bien connue dans mon enfance, close, immobile, lentement croulante, m’est comme un vertige mémoriel. Je l’habite encore si aisément, cet endroit particulier de mes jeunes années, dans un ensemble de souvenirs si intimes et formateurs – le frigidaire, les poules, le lit si haut, les allées, les courges à l’entrée du potager, les champs à perte de vue… – que j’ai peine à l’envisager comme encore présent, mais si réduit, en friche, figé dans une telle absence.

#3021

Premier jour de vacances-à-domicile, dans une bouffée estivale. Au miroir d’eau, des geeks maigres à la chair blême font du skateboard torse nu.

Attente à un arrêt de tram sur les quais. L’air léger s’emplit de chants d’oiseaux, des piaillements qui saturent l’espace bleu entre les façades. Des pigeons vont et viennent d’une balustrade à un trottoir, d’une affiche au bord d’un toit, muettes présences volatiles alors que les chanteurs demeurent invisibles.

À portée de tram, une ville aussi vaste que Bordeaux offre des respirations tout au long de l’eau, à suivre la Garonne sous la pluie des pétales d’acacias et de marronniers. Après la priapée serrée des nouveaux immeubles Ikea enserrant les bassins, le vieux Bacalan étale toujours son calme populaire, jusqu’à l’utopie Claveau. Après sont quelques jardins ouvriers et la berge tranquille où frémissent les champs de roseaux.

#3020

Pourquoi ai-je tant de livres ? Discutant l’autre jour avec mon assistant de romans que je venais de retirer de mes étagères, pensant que je n’aurai guère l’occasion de les relire, le garçon esquissa un coup d’œil interloqué vers la bibliothèque la plus proche et me demanda si je pensais que je pourrai relire tout cela ? Certes non, et depuis quelques temps je m’interroge un peu sur ces murailles de papier que j’ai érigé chez moi. Question existentielle. À quoi bon ? Je connais pourtant deux éléments de la réponse : tout d’abord, parce que cet entassement me procure un étonnant plaisir, et ensuite parce que la source de cette réjouissance c’est sa potentialité : tous ces récits que je n’ai pas encore lus, tous ces récits que je peux relire. Un potentiel de lecture, un réservoir qui me comble et me rassure. Tant qu’il y a de la lecture il y a de l’espoir, en quelque sorte.