#2983

Après une année a régulièrement lire des Mario Ropp, autrice oubliée de romans noirs très « vintage » au Fleuve Noir « spécial police » (petit vice que je partage avec Michel Pagel, qui m’a fait découvrir cette Sagan du polar), je suis actuellement dans un marathon de Josephine Bell, autrice certainement à peine moins oubliée, britannique, de polars entre les années 40 et 70. J’apprécie beaucoup la structure assez éclatée, souvent polyphonique de ses romans — et je songes tranquillement à construire ainsi mon prochain Bodichiev. Quoique rien ne presse : d’ici là, je dois encore avancer dans le court roman que je co-écrit avec mon camarade Basile Cendre, et j’ai une nouvelle sur le feu.

#2981

Le mois de janvier aura filé à une allure éreintante, et l’écriture n’y aura été comme d’habitude qu’une activité interstitielle – quoique je m’améliore nettement dans ma capacité à glisser des moments pour écrire entre deux occupations pour les Hypermondes, pour AENA, pour Moltinus ou pour les Moutons électriques. Mon « grand projet » attendra certainement la pause estivale (un roman assez ambitieux), mais j’ai bien entamé le court roman prévu en co-écriture avec un ami, et suis parvenu à mener à bien une nouvelle dont je redoutais un peu la difficulté. Ai également rédigé de courtes vignettes et fragments dans l’univers de Bodichiev, qui me tient tant à cœur (un autre ce soir), et je cogite en toile de fonds (notamment lors de fâcheuses insomnies) à une nouvelle sur les débuts de son association avec Viat, dans les décors d’Oxford – puisque j’aime à utiliser les lieux que je connais. Tournent les petites cellules grises.

#2978

Rédigées durant ces fêtes, 5 petites vignettes d’atmosphère sur des personnages secondaires de l’univers de Bodichiev (voir tome 1, tome 2, tome 3), je vais les poster une par jour.

BEAUCHAMP

« Si on nous laissait faire, monsieur, ces problèmes de pollution et de dérèglement climatique seraient déjà en cours de résolution », fit à mon oreille une voix cuivrée que je connaissais bien.

Ma petite amie, Boadicée, était certainement en train de faire de moi un dangereux gauchiste et ne me trouvais au sein d’un défilé pour le climat, en plein London, du côté de Trafalgar Square. Pour la première fois de ma vie, je connaissais l’expérience passablement intimidante, et curieusement excitante, d’une manifestation. Je ne m’attendais certes pas à ce que m’accoste dans la rue cette figure si familière : le majordome robot de ma tante !

« Beauchamp, mais que diable faite-vous ici ? » demandai-je, sidéré.

Celui qui venait de susurrer sa tranquille affirmation effectua quelques pas en arrière et esquissa une courbette.

« Votre serviteur, monsieur Koulikov, quoique bien sûr pas de manière littérale pour une fois. »

Dans les yeux de l’impeccable robot dansait comme une lueur amusée : bien entendu, l’IA de la Régulation avait une fois de plus prise possession du domestique de ma tante.

«  Et les vôtres pourraient régler les problèmes de la planète, pensez-vous ? demandai-je en feignant le flegme de tout gentleman anglo-russe de bonne naissance.

— Oui-da, répondit l’autre. En fait, en ce moment même une délégation d’IA négocie avec le gouvernement du Tsar en vue de revoir les termes du traité signé avec l’aide involontaire de votre employeur, monsieur Bodichiev.

— Voyez-vous ça ? » Je ne savais pas ce qui pouvait m’apparaitre le plus surréaliste de notre discussion au milieu d’une telle foule, ou de sa teneur exacte. Nous nous tenions au cœur de la foule, ballottés par le mouvement des gens, devant hausser le ton pour nous entendre en dépit des slogans braillés dans des haut-parleurs ou scandés par l’assemblée, sous le vent des fanions et des banderoles.

« Comme je vous le dis, rétorqua calmement le robot avec un bref salut de la tête.

­— Ma tendre amie semble pourtant de l’opinion selon laquelle la Régulation météorologique installée en dômes au-dessus de certaines portions du territoire — par exemple au-dessus de nos têtes, ici, désignais-je le ciel d’un bleu de porcelaine que ne perçait que la colonne de Trafalgar, participerai grandement aux troubles du climat. »

Beauchamp hocha derechef de la tête.

« Mademoiselle n’a pas tort, mais cette situation n’est que le résultat d’un usage irréfléchi et injuste de la Régulation. »

Je laissais échapper un petit rire, amusé de trouver dans la bouche du majordome le type même de propos séditieux que Boadicée aimait à tenir.

« Gare, le Tsar désapprouverait certainement que les IA tiennent des propos aussi séditieux, plaisantai-je.

— Rien d’aussi fâcheux, monsieur, nous sommes des créatures de la science et pensons simplement détenir nombre de clefs en vue d’un contrôle assagit climat. C’est tout l’objet des négociations actuelles : convaincre le Tsar et ses services du pragmatisme de nos offres et de leur caractère réaliste. »

La police, massée jusqu’à présent dans l’angle de Saint-Martin-in-the-Fields, commençait à se faire menaçante. Des tirs de grenades lacrymogènes débutèrent, qui arrosèrent les manifestants. Bientôt, je sentis ma gorge me piquer, je remontai mon foulard sur ma bouche et mon nez, les yeux commençant à pleurer. Le bombardement gommait la foule, en nuages irritants et nappes d’un blanc fâcheux.

« Fort désobligeant », déclara Beauchamp en levant le regard vers le ciel.

Une brise se leva, un vent léger qui se mit à repousser la fumée des lacrymogènes vers les forces de l’ordre… Bientôt, les hommes en noir se perdaient dans un brouillard blanchâtre, à la grande hilarité des manifestants.

« Merci, apprécia Viat.

— À votre service, monsieur. »

La foule refluait néanmoins sous la pression policière, et commençait à s’écouler en direction de Piccadilly. Des filets de brume piquante s’accrochaient au fronton de la National Gallery. Soudain, une détonation : les forces de l’ordre venaient de faire avancer un canon à eau, une vilaine mécanique haute perchée dont le long nez noir balayait d’un jet puissant les citoyens pacifiques devant lui, arrachant banderoles et bousculant les premiers rangs.

« Si monsieur me permet ? » me demanda Beauchamp en tendant la main vers mon couvre-chef. Surpris, je lui tendit le chapeau melon qui j’avais mis ce matin-là.

« Blindé ? » s’enquit le robot en toquant contre le tissu noir. Le son métallique le rassura : « Oui, un modèle équivalent à ceux de l’IPF », confirmai-je.

Beauchamp opina, puis dirigea son attention vers le canon à eau. D’un geste vif, il projeta mon chapeau dans cette direction : clang ! Tordu, le tuyau commença à arroser en fontaine les rangs policiers.

« Je commence à penser que le Tsar trouvera quelque intérêt à accéder à vos demandes », commenta Viat comme, tournant les talons, il commençait à remonter lui aussi en direction de Piccadilly.

«  Exactement mon avis, monsieur. »

#2977

Rédigées durant ces fêtes, 5 petites vignettes d’atmosphère sur des personnages secondaires de l’univers de Bodichiev (voir tome 1, tome 2, tome 3), je vais les poster une par jour.

MRS CHERRYTAIL

Pour Mrs Cherrytail, il devait s’agir d’un jour comme un autre, fut-il le premier lundi de la nouvelle année. Elle avait passé les fêtes chez sa sœur, sur la côte, près de Bornemouth, mais était heureuse de retrouver l’activité de London.

Olivia Cherrytail ne s’en laissait pas conter : ayant derrière elle une longue carrière de chef d’atelier aux usines Ingersol, une fameuse entreprise d’horlogerie, pour autant la singulière profession de détective privé ne lui était pas du tout inconnue. Dans sa jeunesse, Mrs Cherrytail avait déjà été secrétaire dans une agence, pour le jeune monsieur Jordan, qui hélas avait été victime d’un accident d’automobile. Lorsqu’elle avait vu l’annonce passée par monsieur Bodichiev, il lui avait semblé que le destin lui faisait un signe, juste après la faillite d’Ingersol.

Habitant dans la banlieue sud, Mrs Cherrytail qui ne conduisait pas — la mort de son premier patron l’ayant marquée — effectuait pas mal d’heures chaque jour dans les transports en commun, mais elle ne s’en plaignait pas, elle lisait, ou bien elle regardait autour d’elle. Elle appréciait particulièrement de parvenir à se placer à l’étage d’un autobus à impériale, de préférence à l’avant, pour considérer les rues de plus haut, mais ce matin la buée sur la vitre brouillait le décor de la ville et la nuit encore brumeuse ne laissait discerner que de fugitifs éclats de lumière.

Elle venait juste d’arriver au bureau de l’agence Bodichiev, sur Threadneedle, et accrochait son manteau à la patère, lorsque l’interphone sonna : les ouvriers étaient à l’heure. Ils montèrent et Mrs Cherrytail les fit passer dans le bureau de son patron : un peu avant Noël, un attentat avait soufflé la fenêtre, qu’il fallait remplacer. Tout de suite, les ouvriers s’attelèrent à arracher les planches clouées provisoirement sur l’ouverture. Un froid glacial régnait d’ailleurs dans les locaux, Mrs Cherrytail ralluma les radiateurs et, comme ils bronchaient et toussotaient, elle attendit que les ouvriers redescendent chercher des matériaux pour elle-même passer au local technique, sous l’escalier au rez-de-chaussée : la chaudière était réglée trop bas, elle la remonta — sans doute quelque locataire radin.

Les ouvriers encombrant l’ascenseur, elle remonta par les escaliers puis, passant dans l’alcôve à droite de la porte du bureau, alluma la bouilloire en prévision de la première théière de la journée.

Le téléphone sonna : monsieur Bodichiev la prévenait qu’il ne passerait qu’en fin de journée. Elle lui rappela la présence des ouvriers, ah fort bien, ça tombait donc bien, il espérait que d’ici ce soir son bureau soit à nouveau fréquentable. Viatcheslav rentrait ce matin, « Je m’en souviens monsieur », bien entendu.

Une pile de journaux attendait encore, que Mrs Cherrytail s’affaira à archiver : les coupures concernant la dernière affaire de l’agence, celle du forcené de Noël, allant dans le classeur ad hoc, tandis que les autres faits divers trouvaient leur place dans les fichiers — monsieur Bodichiev pour être un spécialiste de l’informatique demeurait fort vieux jeu en cela, il aimait avoir des références sur papier, en plus de ses recherches en ligne.

L’adjoint de l’agence, Viat Koulikov, arriva en même temps que le facteur des colis. « Posez ça là », indiqua Mrs Cherrytail en désignant la table dans l’entrée. Elle signa le bordereau, tout en répondant aux vœux de bonne année du jeune monsieur Koulikov.

« Et vous allez… ? » demanda-t-il avec une légère grimace, en désignant le colis qui venait d’arriver.

« Bien entendu », fit Mrs Cherrytail en haussant les épaules. Il s‘agissait d’une de ses tâches, après tout, et cela ne l’impressionnait plus depuis longtemps. D’ailleurs, il était rare qu’ils explosent.

Ouvrant la trappe vitrée que monsieur Bodichiev avait conçue à cette fin, elle y déposa le colis et, ayant refermé, manipula les leviers qui permettaient d’ouvrir un paquet derrière la protection du blindage. La ficelle tomba, puis le papier s’écarta, révélant un emballage rouge et or. Cependant, Viat lisait le mot que l’on y avait joint : « Oh, cela provient simplement de monsieur de Grunwald, le ministre des Affaires étrangères. » Sans mot dire, Mrs Cherrytail découpait l’emballage : à force de manipulations délicates, elle parvint à dégager le paquet et à l’ouvrir. Des petits paquets sombres roulèrent dans le compartiment blindé.

« Des chocolats, bien sûr, déclara Viat avec un sourire ravi.

— Peut-être empoisonnés, rétorqua la secrétaire, sévère.

— Oh, tout de même…

— J’ai des consignes très strictes, la prudence avant tout, monsieur Koulikov. Et puis, supposons que… » ajouta-t-elle, songeuse.

« Oui ?

— Supposons qu’il s’agisse bien de chocolats, vous savez ce qu’en pense mademoiselle Boadicée : monsieur Bodichiev souffre déjà d’un embonpoint amplement suffisant, il n’est pas raisonnable de l’exposer à de telles tentations.

— Oh, sûrement ! » tenta de protester le pauvre Viat, mais déjà la secrétaire avait appuyé sur le bouton fatidique : des flammes jaillirent, la vitre s’opacifia, le paquet allait être incinéré.

« Prudence ! » redit Mrs Cherrytail, avec un sourire en coin.