Ces temps-ci les débuts d’un projet m’amènent à pas mal ruminer, en particulier quant à Lyon, la ville où j’ai si longtemps vécu. Une ville que j’ai quitté notamment parce que j’avais de plus en plus l’impression qu’il n’y aurait bientôt là plus que « standing room only », toute cette presse de gens, cette surpopulation ; j’ai encore fait deux petites crises d’agoraphobie, ces temps-ci, preuve que je ne suis pas encore tout à fait débarrassé de cette fâcheuse séquelle de mes années de libraire en centre commercial. Bien sûr j’ai eu plein d’années de bonheur, d’appréciation en tout cas, dans cette ville. Mais c’était déjà du passé, Lyon changeait trop. Et puis depuis le vaste et confortable silence qui est mien ici, dans un quartier de Bordeaux pas tout à fait périphérique, je réalise combien mon existence de la rue Paul-Bert tint fréquemment du « fait divers ». Un immeuble sur une cour, tout ce monde serré-serré dans si peu d’espace, finalement. Tous ces épisodes étranges dont je fus le témoin et tous ces moments de vies — dans le désordre, c’est bien le cas de le dire : l’appart de Cyril transformé en galerie d’expo le temps d’un soir ; les pleurs du jeune boulanger, la nuit, battu par son crétin de père ; l’amitié des voisins dessinateurs, David et Ben ; l’adorable pianiste d’en dessous ; le même descendant la façade en varappe pour aller ouvrir notre porte, une blonde nous ayant enfermé dehors ; le pauvre gars obsédé par son ex qui s’introduisit une nuit chez elle ; mon ex coloc Léo dans l’immeuble d’à côté ; le cri de la voisine d’en dessous découvrant mort son fils junkie ; l’année kibboutz avec Olivier, David, Axel et les autres ; Axel du haut de sa grue ; un petit matin glacial revenir avec Sam et l’ordi réparé ; Christopher pour la dernière fois juste une nuit ; les trafics de la famille du « concierge » tous les soirs d’un été ; mon si beau et si blond Werner dont j’ai rêvé trois fois ces derniers temps ; le pot-au-feu de Karly pour me soigner d’un grand chagrin ; Julien C. débarquant dare-dare parce que sans m’y attendre j’ai pleuré au téléphone ; Alex M. ayant loué l’appart d’en dessous pour venir bosser quelques jours ; ce grand échalas de Mathieu qui débarquait à l’improviste ; la dernière soirée avec Olivier en campement au milieu des montagnes de cartons… Tant et tant d’épisodes, tellement d’histoires, tout ce tumulte en mémoire, l’impression avec le recul d’un enchassement avec tant d’autres vies, bien des bonheurs mais trop de douleurs tout de même, pour finir avec deux années en étouffement progressif et l’envie de partir. Mon déménagement ne fut pas une épreuve ni un déchirement : un apaisement, une jubilation, le début de quelque chose de beau. Non que mon existence lyonnaise ne fut pas bonne, je ne m’en fais pas un sombre tableau, j’y ai eu de grandes et de petites joies, la vie quoi, et certains de ses acteurs me manquent aujourd’hui, mais je respire tellement mieux dans une maison, et je me fiche bien de ne pas connaître mes voisins — à part la vieille dame d’à côté, qui marche de moins en moins bien et dont les larmes dimanche dernier, dans son jardin avec sa fidèle amie de tous les week-ends, me serrèrent le cœur et me firent fuir ma chaise-longue. Pour être moins serré-serré de gens alentours je suis à Bordeaux beaucoup moins dans la solitude qu’à Lyon, en vérité. Le calme en plus.
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#2534
Luxe aussi inouï qu’adorable : entrer dans une librairie, et après une bise le libraire de vous annoncer qu’une part de tarte à la fraise vous attend. Et fort bonne, cette tarte à la crème et aux fraises, faut-il dire. Merci Léo, you made my day. Encore une fois, pour moi la Zone du Dehors est bien plus qu’une librairie. Mais foin de gourmandise, c’est d’appétit livresques que je voulais parler : une autre forme de gourmandise, qui prend celle d’une pèche, d’une sérendipité qui m’est chère. À savoir, entrer dans une librairie, errer dans les rayons et se laisser séduire au hasard, par des livres qui vous font de l’œil. Et je dois avouer que cette errance, elle m’arrive bien peu souvent dans les librairies françaises — la faute m’en incombe, je ne me sens pas très à l’aise dans ces rayonnages blanc-beige, la conception germano-pratine de la littérature m’ennuie, le politiquement correct franco-livresque me rebute, la laideur sérieuse et respectable n me met pas en appétit, je (re) connais trop tout cela, la prod locale ne me fait que peu rêver… Alors les rares fois où j’ai l’occasion d’aller dans une librairie anglaise, ah quel bonheur en revanche, quel exotisme soudain : je furète, je découvre, les couvertures me ravissent, les graphismes m’ébaudissent, et je prends des livres qui me font de l’œil, dans un « hasard heureux » qui me déçoit rarement. Tout cela pour dire qu’hier soir, après cette délicieuse tarte aux fraises, pourtant un grand album jeunesse m’a fait de l’œil, je l’ai parcouru, immédiatement sidéré et séduit graphiquement ; je l’ai acheté et je confirme : c’est une pure joie. C’est bien simple, on croirait qu’on l’a fait juste pour moi, cet album : le foisonnement, les animaux anthropomorphes, le format immense, son esthétique… et de découvrir même, à la lecture, que le sujet est discrètement gay : les deux personnages qui se disputent au début et se rabibochent à la fin, c’est bien un couple masculin, visiblement, d’ailleurs à la dernière page se distingue une photo que je suppose être de leur mariage. Auteurs néerlandais, éditeur suisse, chapeau bas.
#2532
Retour du marché du mercredi, ce pays de vieux Français à moustache, au poil blanc et à l’accent frisé. Plaisir de l’achat en plein air, où chaque nom est un goût ou une couleur : tomates, aillet, champignons, greuil, langres, cheddar fumé, sainte-maure, gaperon, phlox, lobelia, ancolie, marmandes…
#2518
Je ne me lasse guère de ce fatras dominical sous la flèche de Saint-Michel, a fortiori lorsque le ciel se fait enfin bleu. Trouvé simplement un « Caroline » de Pierre Probst, datant de 1957, quand cet illustrateur cher à mon cœur se trouvait réellement au sommet de son talent. L’Automobile de Caroline : je doute un peu qu’il y ait eu beaucoup de rééditions car le cadre historique s’y fait particulièrement marqué ; toutes ces belles bagnoles fifties, j’adore cette tendre désuétude. Comme une bulle temporelle où Caroline évoluerait dans les mêmes décors que les meilleurs des « Spirou » de Franquin… (Le mobilier de Modeste et Pompon est d’ailleurs en vente sur certains stands du marché)
#2513
Quitté Bruxelles. Cependant que défilent de fugitifs paysages brumeux, quels souvenirs de ce séjour? Des gouts : le thé noir du matin versé par Sara ; la fumée de la tisane de sarrasin grillé ; le miel du thé de Damien, à la frangipane ; la sombre douceur des « vieilles brunes » ; le crémeux du tandoori au vin rouge de Pierre ; l’épice parfumé du dîner éthiopien… Des images : un gratte-ciel comme dessiné par Chaland ; un théâtre entre pagode et église de pierre aux teintes alternées ; les moutons du petit parc d’Yser ; les voutes de brique et d’acier comme le cul d’un Nautilus ; les chaudes vibrations des Rik Wouters ; les reflets sur le canal ; la pénombre orangée des tunnels du métro comme une sombre cité souterraine avant la gare du Midi… Des sons : les ronronnements de Naïs ; les rires de Nathanaelle ; la grosse voix de Stefan ; le wouch-wouch de l’éventail de Juan-Lorenzo ; les lourds corbeaux matinaux… Et hélas les longues heures d’ennui à attendre l’hypothétique lecteur, les jambes raides, les pieds douloureux, les yeux qui piquent…




