#2538

Ayant éteint la musique je remarque un murmure, un froissement, c’est la pluie et j’avoue bien aimer l’entendre, le soir, chanter doucement au dehors. Comme une présence pour accompagner la lecture nocturne. Je tend l’oreille, un train passe aussi, sourd grondement, mais l’averse domine, pianotant le verre des vasistas, là-haut, léger, léger.

#2533

Dans la voiture, je disais à mon gentil conducteur qu’il allait falloir que je prenne un peu sur moi, pour cette journée dans la foule d’Angoulême. Nous avions quitté Bordeaux sous un grésille glacial mais après le passage d’une véritable arche de ciel gris, le temps semblait s’installer plutôt dans le bleu au-dessus de la Charente. Cependant, lorsque nous nous garâmes sous la cathédrale, nous eûmes un méchant crachin comme accueil typique. Je ne sais depuis combien de temps je ne m’étais plus rendu au festival de la bande dessinée, une quinzaine d’années au bas mot, une vingtaine en fait si je réfléchis bien. Autrefois, lorsque je me trouvais en exil à Limoges puis lors de mes études bordelaises, j’avais coutume de m’y rendre chaque année, en compagnie en particulier de Francis Saint-Martin. Je me souviens aussi de virées avec Roland C. Wagner, Bernard Joubert, Rémy Gallart ou même, une fois, Bruno Lecigne. La dernière fois, j’y avais été pour le compte de l’entreprise Glénat, sous le joug de laquelle je trimais alors en librairie. Je me souviens d’un déjeuner très amusant en compagnie de Walthéry et d’un dîner extrêmement plaisant en compagnie de Frank Le Gall — me revient également en mémoire que je m’étais dit, alors, que dans d’autres circonstances d’existence, un garçon comme Le Gall aurait pu devenir l’un de mes amis. Curieusement, ce fut une réflexion que je me fis quelques autres fois, mais toujours en rapport avec le milieu de la BD : cette journée à Aubusson avec Gilles Ratier, ce petit-déjeuner avec Michel Lagarde…

Michel Lagarde justement que nous croisâmes dés notre arrivée. Le graphiste Philippe Poirier avait plaisamment accepté de me véhiculer, et il me présenta un Lagarde que je ne pouvais reconnaître, l’enthousiaste jeune homme qui m’avait autrefois séduit ayant comme tout un chacun subit les transformations physiques induites par le passage de presque trente ans. Il me donna d’ailleurs rendez-vous dans trente autres années, mais je ne sais si nous pourrons le tenir.

Je fis le tour de quelques « bulles », peu impressionné à dire vrai par ce que je vis, ayant l’impression vague qu’il y avait plus de bouillonnement, plus de créatif désordre, plus de stands bizarres autrefois, tout cela me sembla passablement aseptisé, convenu, et si je saluai quelques camarades je ne vis rien qui excita quelque envie d’achats. La foule enflant, je descendis vers ce qui demeurait pour moi le « Centre Saint Martial », renommé « Espace André Franquin ». Le jargon des fonctionnaires a ainsi de ces passades, nous eûmes partout des « centres », puis se furent des « espaces », la mode est actuellement aux « cités ». Quoi que soit son nom, le centre n’a pas changé d’un iota et je descendis voir l’expo de Bill Watterson, l’une des principales motivations de mon déplacement. Des originaux, c’est toujours éminemment plaisant, mais oserai-je avouer n’avoir pas ressenti un grand sentiment, cette fois, en regard de ses planches léchées, où seuls quelques aplats de noir imparfaits permettent de déceler qu’il s’agit bien de l’original ? Perfectionniste, Watterson ne laissait guère de traces de son processus créatif. C’est beau, c’est drôle, c’est brillant — mais déjà vu et revu, forcément, pour l’assidu admirateur que je suis, et je n’avais pas l’expertise du pro, du dessinateur, pour apprécier pleinement. De fait, je trouvai plus d’émotion à découvrir deux grandes planches originales de Walt Kelly et d’Alex Raymond, où mon œil béotien distingue plus aisément le passage du pinceau, le geste de l’artiste.

Passage à l’expo de Fabien Nury, au-dessus, un aligneur de séries historiques pour moi sans attrait, mais au sein desquelles des planches de Thierry Robin, tout de même, m’épatèrent. Remontant, en cette cité de hauts et de bas, j’allais voir l’expo Kirby — et là, ricanez donc de mon inculture, mais pour la première fois j’ai saisi un peu de la folie, de la séduction, de Jack Kirby, dans ces immenses planches emplis de peur et de démence, de démesure et de brutalité. J’en caresserai presque l’envie d’enfin en lire, du Kirby, moi si ignare en matière de comic books classiques. J’allais ensuite refaire quelques pas sous les bulles, mais la presse des gens autour de moi et la toile terne au-dessus de nos têtes commencèrent à m’oppresser un tantinet, agoraphobe que je suis. Pas de crise de panique, n’exagérons rien, mais ce fichu et diffus malaise qu’il me faut contenir à chaque salon. Préférant respirer, je descendis tout au bout de l’esplanade, passée de New York à Nouveau monde selon un processus politiquement correct qui m’échappe. De quoi devoir faire un contournement complet de la ville par le bas, afin de rejoindre les lointains musées de la BD. Mais qu’importe, il me plaisait de découvrir cette ville, ses maisons blanches et étroites, le réseau de ses rues qui montent et qui descendent, les murailles épaisses, la cathédrale en surplomb, la rivière aux rives vertes… L’exaltation de se perdre un peu dans une ville inconnue, de découvrir au fil des pas des perspectives et des impressions différentes. Avec la sensation amusée de me trouver dans une sorte d’archétype de la ville française : Poitiers, Auxerre ou Dijon ne seraient-ils pas quasiment identiques, et en dehors de l’aspect des automobiles, quels marqueurs temporels permettraient de ne pas se trouver dans les années d’antan ; entre 1950 et maintenant quels changements réels dans ce quotidien provincial,  silencieux, aux façades un peu usées ?

Trois réponses enfin : la Cité de la BD, le Nil et le musée lui-même, à l’extrémité de cette formidable passerelle sur les bras d’eau. Avec au bout du parcours mon autre motivation majeure, l’expo Tove Jansson. Cette fois, l’émotion fut au rendez-vous, celle du lecteur passionné depuis sa petite enfance par les figures des Moumines (que je ne me déciderai jamais à écrire « Moomins ») et de leur nordique créatrice. Pour ce qui était de Taniguchi, entrée impossible à l’expo, considérant la longueur de la queue. Tant pis, dommage, regret. Ensuite, que faire ? Regagner la foule, baguenauder avec le mince espoir de croiser une connaissance ? Désœuvré, j’optai pour encore une bonne marche à pied, sous un ciel de plus en plus sombre, vers la gare et un train pouvant me ramener en mon bon Bordeaux.

 

#2523

Ah, les bilans ! Faiblesse humaine, la fin d’une période calendaire arbitrairement fixée par notre civilisation approchant à grands pas — humides, les pas, certainement, vu le temps — comme tout un chacun je me sens porté par la tentation du petit bilan annuel. Le réseau social FB propose d’ailleurs de façon apparemment automatique un tel bilan, constitué d’extraits des billets que l’on peut avoir posté durant l’année. Je n’ai pas encore consulté le mien, préférant faire marcher un petit peu mes méninges en cette fin de journée de Noël mollement languissante et résolument solitaire. Je ne suis même pas sorti, aujourd’hui, du moins pas ailleurs que sur la terrasse, pour quelques pas — humides, donc, suivez un peu — sur la pierre froide, sous un ciel gris, faisant même une sorte de sautillement de marelle afin de m’approcher de mon carré d’herbe à moi que j’ai sans trop mouiller mes charentaises. C’est l’avantage d’avoir sa propre parcelle d’extérieur, ça : juste lever le nez vers les nuages, humer un peu l’odeur de fumée du dehors, frisonner au froid hivernal, constater que les pensées ont refleuri, et hop, retourner aussitôt à l’intérieur, à l’abri, au chaud. Refaire du thé, tiens.

Ah oui, au fait, et ce bilan ? Bah, voyons voir, que dire ? Le principal est déjà posé par cette évocation jardinière : le déménagement à Bordeaux. Eh oui, depuis le 26 janvier dernier, il y a déjà 11 mois, j’ai quitté les rudes canyons lyonnais pour les calmes horizons bordelais. Le mâchefer et le crépis pour la pierre blonde. Je n’en reviens toujours pas vraiment, de bénéficier de cette maison, vaste pour moi, de cette bibliothèque, si chère à mes yeux, de ce jardin, même s’il n’est pas bien grand. Non plus que je ne reviens du bonheur ressenti chaque fois que je sors, ne serait-ce que pour descendre acheter du pain, « Je suis à Bordeaux, je suis à Bordeaux » répète émerveillé et incessant mon fort intérieur, toujours jubilant d’un tel environnement. Et puis les réunions avec les copains, les visites d’amis, la brocante du dimanche matin, quelques passages dans les pubs, l’autre soir un concert du groupe de Laurent Queyssi — presque une vie sociale, oh, c’est dingue.

Sinon, qu’ai-je publié cette année, en tant qu’auteur ? Ce qui risque fort d’être ma dernière collaboration avec Fabrice Colin, la collection s’étant arrêtée : L’île des chevaux merveilleux. Couv archi kitsch, mais j’aime bien le projet, un album jeunesse de très grand format, plein de « pop-ups » rigolos. La reprise retravaillée de l’essai sur Jack l’Éventreur que j’avais écrit avec Julien Bétan. Et le troisième Dico féerique, vieux projet, j’ai terriblement lambiné. Un quatrième volume aussi, mais avec plein d’autres auteurs, Tim Rey en particulier a bien du en écrire la moitié, intarissable qu’il est.

Niveau « pro », eh bien si moi je suis dans mon 11e mois bordelais, ma maison d’édition est elle dans sa 11e année. Et j’ai embauché un assistant éditorial, ouiiii, enfin. Je n’en pouvais plus, de tout faire presque seul, s’il faut faire un bilan c’est celui d’une grosse fatigue, d’un boulot presque trop intense — le milieu de cette année fut difficile, tendu, épuisant, j’avais trop à faire. Cette fin d’année fut donc celle de l’apprentissage d’un autre rythme, d’une collaboration, et c’est tellement agréable. Bilan, bilan ? Globalement positif, bien entendu, que dis-je : merveilleusement positif, pour des changements de vie absolument majeurs. Une sacrée charnière, cette année 2014. Et en route vers de nouvelles aventures.

#2521

Je relis The Magicians de Lev Grossman, l’un des plus beaux romans de fantasy que j’ai jamais lu (mais ce n’est rien à comparer du deuxième, et j’ai hâte de lire le troisième). Et au tout début de la deuxième partie (j’en suis là), une remarque sur toutes ces vies que l’on accumule me touche par sa pertinence.

Lors de certaines étapes de notre existence, on a soudain l’impression que la période précédente est like a lifetime ago. Et selon nos vies, ces lifetime ago sont plus ou moins nombreuses. Je me souviens clairement avoir ressenti cette impression, lorsque la maison familiale en Bretagne, la Devinière, a été soudain perdue — il m’a semblé aussitôt que cet âge d’or, ce bonheur de passer nos vacances à la Devinière (dont une photo sert de bannière à ce blog), se situait déjà a lifetime ago, et pourtant j’étais encore môme. Puis lorsque j’ai été obligé de quitter Cergy-Pontoise et tout mon monde familier pour finir le lycée à Limoges, perdant ainsi mon environnement d’adolescence, mes copains, mes amis, mon premier amant et mon nouvel amant (ah mon paternel et ses fichus déménagements…). Lorsque j’ai fuit Limoges pour aller étudier à Bordeaux, là encore la page d’une lifetime ago s’est tournée, avec enthousiasme cette fois. Puis trois ans plus tard nouveau déchirement, avec l’obligation de quitter Bordeaux pour suivre mes parents à Lyon. Deux fois ensuite j’eus la tentation/opportunité de partir, mais cela ne se fit pas. Jusqu’au départ volontaire et enthousiaste: cesser d’être libraire, enfin respirer au dehors, en devenant éditeur. Ma vie de vendeur en librairie me sembla alors relever d’une vie antérieure… Et enfin, la décision de quitter Lyon que je n’aimais plus et où j’étais devenu tellement solitaire, pour retrouver Bordeaux. Et mon existence lyonnaise, les années au 245, de prendre l’aspect d’une autre page tournée, a lifetime ago.

#2519

Je ne travaille plus le week-end, c’est là une sorte de petit luxe que je m’octroie. Ou du moins, que j’essaye de m’octroyer : mon cerveau, lui, ne se met pas forcément en repos. Bien au contraire, le calme du week-end me permet de partir plus en roue libre sur certains projets — et tandis que j’étais privé de Sèvres (snif), j’ai cogité sur un début de roman, le prochain Yellow Submarine et le plan d’un nouvel article pour le Panorama. Et sinon, lu l’un des romans de Lisa Goldstein que je n’avais pas encore lu, Walking the Labyrinth, c’est ce qui m’a soufflé cette idée d’article. Court, dense et nuancé, captivant aussi. Décidément, plus je la lis ou relis, et plus je me dis qu’en fait Lisa Goldstein est l’une des meilleures autrices de la fantasy américaine.