#407

Moteur (fable)

Que faire d’un sentiment d’amour qui ne trouve pas à s’exprimer ? C’est difficile à ranger, de l’amour inutilisé.

D’abord, il faut trouver une boîte assez grande. Ensuite il faut tout y faire rentrer — & ça déborde, ça change de forme, ça rit & ça pleure. Au final, le carton se retrouve tellement mouillé & tellement déformé qu’il ne tient plus.

Dans une housse, alors ? Mais l’amour abandonné ne se range pas si facilement dans un placard. Trop large pour les étagères, il pulse & vibre,il tombe au sol & menace de s’étaler d’impudique façon.

Poussé dans un coin, il ne se fait pas oublier : on peut toujours craindre qu’un amour inexprimé ne se mette soudainement à s’épandre en pleurs vagissant sur le lit ou sur la moquette.

Posé à côté de soi sur le bureau, il servira donc d’encrier pour les mots & pour les pensées. Teintant parfois vos textes d’une gravité légère & à d’autres occasions d’une noirceur seyante.

Oh bien sûr, il serait indécent, injuste & réducteur, sans doute même oiseux, de penser que l’art, l’écriture, la création, ne seraient que de simples moyens pour faire usage de cet amour inemployé.

Il y a de cela, pourtant.

#406

A Reminiscent Drive (2)

Longtemps l’art n’a appartenu pour moi qu’au domaine de l’approche velléitaire: je savais — confusément, sans que jamais j’y songe — que m’intéressait la peinture, en particulier, mais je ne faisais pas de démarche vers elle, rien de systématique, juste quelques vagues envies & de rares expositions, au hasard. Et pourtant, depuis tout jeune je voulais venir à la peinture. Pas en tant que pratiquant, je n’en ai hélas pas les aptitudes. Mais en tant que spectateur ému.

Ado, cette tension vers l’art m’avait conduit à adorer les icônes de mon époque : Mathieu, Vasarelly, Yvaral, et j’oublie pour le moment le nom de ce peintre hyper-réaliste qui fut à la mode à la toute fin des seventies, qui peignait en fresque des portions de paysages & de corps humains…

Il s’agissait de mes années collège, la ville nouvelle de Cergy, les excursions en Italie, tous mes premiers chocs esthétiques en vrac : le op’art, Pierre Henry (ne riez pas), Gébé, Jeury, le prog rock, le corps d’Éric, la musique d’Ennio Morricone, de Vangelis & de Tangerine Dream. Et puis les Avengers, les ruines de Pompéi, la baie de Naples, les rives de l’Arno, les terrasses de Rome, le forum des Halles & les tubes de Beaubourg…

Années lycée, nouvelle tentative d’approche de la peinture, mais par le biais de ma passion pour la science-fiction : ce seront des recueils de Caza, de Chris Foss ou de Siudmak… Idoles aussi vites évacuées qu’elles avaient été vite adulées : je ne trouvais pas véritablement mon compte dans le « space art » et l’illustration SF…

Années bordelaises, je découvre l’art enfin, pour de bon. Une grande expo Turner, une petite expo Mondrian & puis Klee, le Bauhaus & chez Art-Curial, Sonia Delaunay.

Pourquoi n’ai-je pas continué dans cette voie, pourquoi n’ai-je pas poursuivi cette timide découverte de l’art ? Ah, mais je suppose que la vie est trop courte (rengaine) & je me plongeais alors tellement dans la SF, puis dans la fantasy — & plus généralement dans la littérature. L’envie de découvrir le cinéma, aussi. L’impossibilité de pouvoir tout faire, tout lire, tout voir, tout dévorer. La vie nous croquerait-elle plus souvent que nous ne la croquons ? Difficile à dire — entre le temps volé par les tragi-comédies du travail quotidien, les petites baisses de régime, les affaires de cœur qui bouleversent sans jamais (me) combler, les passions forcément excessives qui emplissent les heures d’éveil (Londres, Yellow Submarine, la SF…).

Enfin : l’art, la peinture. Devenus nécessités irrévocables, incontournables. Grand temps !

Ce matin, levé tôt afin d’avoir le temps de me rendre en ville tout en ne « gâchant » pas toute ma journée, c’est-à-dire en me laissant le temps d’écrire cette après-midi. Direction le Musée des Beaux-Arts de Lyon. Il fallait bien que je me rende compte si ce musée-là, la collection permanente, recelait des oeuvres pouvant m’intéresser/m’émouvoir.

À l’étage des « objets d’art », un peu d’Art Déco, pas mal d’Art Nouveau (un salon par Guimard, une commode extrêmement végétale par Gallé, des vitrines pleines de verres — Lalique, Gallé, Maurice Marinot, etc). Et une superbe collection de céramiques du Japon, de la Chine & de la Corée : la collection du peintre Raphaël Collin (1850-1916), un artiste académique lyonnais qui joua les intermédiaires entre art français & art nippon, notamment en invitant des peintres japonais à venir se former à la peinture occidentale. La simplicité, la grâce rustique de ces quelques bols ou tasses est sidérante. Et à constater leur totale modernité, je mesure l’influence du Japon sur l’art & le design européen depuis le XIXe siècle. Il faudrait que la RMF produise des reproduction de ses objets ! Ils mériteraient d’exister, d’être en usage, de nouveau aujourd’hui…

Je passe vite à travers les grandes salles d’art ancien — n’admirant de fait que le contenant & guère le contenu. De superbes salles, verrières Art Déco, bancs du dernier cri, tout ceci est suprêmement élégant. Enfin ce que j’apprécie, le XIXe/début XXe. Notamment les formidables « portraits » (caricatures sculptées) de Daumier. Un coup de cœur : « La maison dans les rochers » de Théodore Carnelle d’Aligny (vers 1830).

Un tour dans la salle des Impressionnistes, mais l’art ce matin se méritera à force de patience : mieux vaut attendre le reflux des chiards babillards & des ados couinant afin de goûter en paix la beauté picturale. En attendant, je remonte le musée jusqu’aux lointaines salles du XXe siècle. Albert Marquet ! Quelle gifle : deux Marquet à l’entrée !

Puis Dufy, Sonia Delaunay, Gleizes, Braque, « Le fer et les dormeurs » de Max Ernst, de beaux abstraits par De Staël, Vieira Da Silva, Bazaine, Manessier. Tout au fond, je ne sais rien de Wilfredo Lam mais admire. Coup de cœur : « Bouquet de fleurs sur une cheminée aux Clayes » de Vuillard — un bouquet admirablement inachevé & lumineux.

Retour aux Impressionnistes, le plaisir familier mais toujours renouvelé. La marmaille a évacué, le silence contemplatif me guide de toile en toile. Plénitude : « Rouen, neige fondante » d’Armand Guillaumin (vers 1900). Éblouissement : « Charing Cross Bridge, la Tamise » de Monet (1903). Surprise : « Les Baigneurs » de Cézanne — si petit ?! Mais si beau… *soupir*

« Après une longue exploration de la littérature et de la philosophie chinoises, j’arrive à la conclusion que leur plus haut idéal a toujours été un homme détaché de la vie et sagement désenchanté. Cette sagesse engendre une certaine hauteur de caractère qui donne la possibilité à chacun d’avancer dans l’existence avec une ironie tolérante, d’échapper aux tentations de la gloire, de la richesse, des exploits, et finalement, d’accepter les événements. De ce détachement découlent aussi le sens de la liberté, l’amour du vagabondage, de l’orgueil, de la nonchalance. Car seul le sens de la liberté et de l’oisiveté permet d’atteindre la joie de vivre intensément. »

Lin Yu Tang (« L’Importance de vivre », trouvé par Douze Lunes in « Petit traité de désinvolture » de Denis Grozdanovitch).

#405

Hier soir. La douceur de la fin de journée s’alliant à la mélancolie du printemps, une envie de fleuve a mené mes pas jusqu’en bord de Rhône. C’était encore l’heure où la lumière est celle du jour, mais déjà l’heure où chacun rentre chez soi. Pas pressés & automobiles vrombissantes, tandis que j’avais déjà adopté le rythme du promeneur.

L’impression d’avoir la tête vide, une calebasse creuse où par la fenêtre des yeux le spectacle de la rue se dépose en ressac. Quant à mes jambes, elles sont mécaniques : arrive vite un moment où le fait d’avancer n’a plus rien de conscient, le pas se fait lent & c’est cette lenteur même qui représente le confort automatique du marcheur. La tête dépeuplée & les jambes machinales : que reste-t-il entre les deux ? Les remous émotifs habituels — pointes d’exaltation, sentiments de curiosité, bouffées de chagrin, admirations fugitives & tensions esthétiques… Avec toujours en moi cette sorte de pesanteur diffuse, qui m’ancre au sol aussi sûrement que la gravité : la solitude.

Passant sous le pont de la Guillotière, me revient soudain en mémoire l’une de mes expériences esthétiques les plus pures, les plus bouleversantes. Nous devions être en été, ou bien en un vraiment beau jour de printemps ; je venais de m’engager sur le pont, direction la place Bellecour. Lorsque je vis venir dans ma direction un jeune homme — ah, comment dire sa beauté ? Le plus simple : il était torse nu. En pleine ville, ainsi, la nudité de ce garçon prenait une dimension presque statuaire, à la fois innocente & provocante. Je me souviens de la lumière de sa peau, de la rondeur de ses bras, de ses épaules émouvantes, de ses tétons sombres, de son ventre plat… J’avais ralentit le pas, afin de savourer cette vision angélique le plus longtemps possible. Le regard d’Antinous rencontra le mien lorsque nous nous croisâmes, il eut l’air vaguement surpris, continua en direction de la piscine. Jambes en coton & souffle court, je demeurais un moment immobile contre le parapet. Ébloui.

Sous les soucoupes volantes de la piscine seventies, je me retourne : tout le paysage a pris les tons du crépuscule. Une odeur douce, la vase, flotte sur le sentier. Je prends une grande inspiration, ai l’impression de boire l’air céladon.

Le ciel comme le fleuve hésitent entre vert & bleu, juste séparés par la biffure turquoise du pont. Le Rhône n’a rien d’immobile : ses vagues caracolent dans des éclats — allons bon, quels synonymes ai-je donc encore pour dire bleu/vert, dites-moi ? Tilleul, pers, émeraude, jade, glauque… Je demeure longtemps à contempler les flots sinoples (encore un !), fasciné par la danse de l’eau & son clapotis nerveux. Avant que de remonter à travers la rive gauche, depuis le Mondrian gris du nouvel hôpital & la grâce altière des facs, jusqu’à l’ordinaire roussâtre de ma longue rue.

« Ombres au sommet », annonce un graffiti sur le tablier du pont de chemin de fer. De quelle obscure prédiction s’agit-il ?

#404

Dans la ville dominicale immobile, seul l’air bouge, tiède & apaisant.

Un couple de vieilles personnes passe à pas lent, visages pincés, froncés, froissés. « Mais ce n’est pas toujours fonctionnel », dit la dame. « Ah mais ils s’en foutent », répond le monsieur. Les fameux « ils ».

Les paradoxes habituels du printemps : lilas & glycines généreusement en fleurs, certains arbres amplement verdoyants tandis que d’autres poussent à peine leurs premières tiges tendres. Dans un jardin, les lourdes feuilles d’un marronnier qu’agite le vent m’évoquent une rumeur d’océan.

Marcher, juste pour marcher — for the sake of it, so to speak. Le coeur calme, la tête un peu atone. En se fixant des buts arbitraires : tourner dans telle rue jusqu’au jardin que l’on aperçoit, là, tout au bout ; un clocher gris qu’il s’agit d’atteindre ; une pente au dos rond au-dessus des toits rouges… Finalement les pas avancent, se perdent, jusqu’en haut de la colline, où après la litanie des prénoms d’une pseudo-monarchie locale (Eugénie, Constant, Camille, etc), puis la prétention sophistiquée d’une enfilade de poètes (Vigny, Musset, Chénier) ; après la bourgeoisie à la fois séduisante & vaguement ennuyeuse des petites maisons & des beaux jardins qu’on devine ; dominent soudain deux utopies : le gris hautain & les angles cassants d’un groupe scolaire aux allures de temple de la laïcité ; et épousant les courbes en espaliers charmants & dérisoires, les jardins communaux.

Caché au revers d’une pente herbue, sur un banc de béton verdit sous les arbres, moment immobile, secret, un peu de lecture & un peu d’écriture, avec le sentiment de se blottir dans une douceur urbaine insoupçonnée. Une pie va-et-vient un peu plus bas, endimanchée de noir et de blanc comme si elle était le majordome des lieux.

Place & rue Charles Dufraine : un sculpteur, mort en 1900. Décidément, un peu d’art pulse dans ces artères, alors que d’ordinaire on se dédie guère une telle topologie qu’à d’obscurs politiciens…

#403

Et un autre Matt Ruff, Set this House in Order (datant de 2002).

Andy Gage est né seulement deux ans plus tôt. Son corps est âgé d’une vingtaine d’années, certes, mais pas sa personnalité: souffrant d’un grave syndrome de personnalités multiples, il a été pris en main par le Dr Grey qui l’a aidé à construire à l’intérieur de sa tête une géographie, et notamment une maison, pour abriter toutes les personnalités diverses et contradictoires qui y existaient. Cette reconstruction intérieure réalisée, la personnalité principale, Aaron, s’est déclaré trop fatigué par cette genèse géographique pour continuer à diriger la « famille », et a donc appelé hors du lac de la psychologie d’Andy gage une nouvelle persona, Andrew, chargée de gouverner le corps — d’en être en quelque sorte le conducteur.

Andrew vit désormais dans une maison victorienne dans une petite ville de l’état de Washington, chez Melle Winslow, une charmante vielle dame qui lui est très attachée. Et il a trouvé un boulot d’homme à tout faire dans une nouvelle entreprise de création de jeux informatiques, une boîte fragile et assez iconoclaste dirigée par l’instable mais adorable Julie.

Parmi les personnalités co-habitant dans le corps nommé Andy gage, sont outre Andrew le conducteur et Aaron la figure paternelle, Adam, un ado malin; Jake un petit garçon effrayé; Tante Sam une artiste; Seferis le puissant défendeur; et Gideon, le côté égoïste de la personnalité, un individu obscur exilé par Aaron sur une île au centre du lac.

La vie d’Andrew semble calme jusqu’au jour où,d ans une de ses lubies, Julie décide d’embaucher une jeune femme qu’elle a rencontrée, informaticienne de génie, qui souffre de toute évidence ellle aussi d’un syndrome de personnalités multiples, mais non soigné. Penny, alias Mouse, passe par des passages à vide dont elle ne se souvient plus — son corps alors utilisé par une de ses autres personnalités. Effrayée, timide, renfermée, Mouse survit plus qu’elle ne vit, sans rien comprendre ou connaître de sa propre folie. Mais repérée par Julie, elle va devoir rencontrer Andrew, et ce dernier va devoir accepter de lui faire comprendre ce qui se passe en elle.

Un Andrew pas trop content du rôle que Julie veut lui faire jouer — mais il est tellement amoureux de Julie qu’il ne peut rien lui refuser…

Andrew prend donc peu à peu en charge la petite Penny/Mouse, mais les choses vont basculer aussi pour lui le jour où deux grands chocs psychologiques vont le bouleverser. D’abord la rencontre par hasard d’un fameux tueur d’enfants en série, dont il provoque la mort accidentelle. Puis une tentative de faire l’amour avec Julie qui se solde par un terrible échec — car dans son innocence Andrew ne sait rien de l’amour physique, et n’a pas songé que son corps pouvait poser problème. Car le corps d’Andy Gage… est féminin! Ainsi que l’explique naïvement Andrew, le corps est féminin alors que l’âme originelle d’Andy était masculine. Julie s’enfuit, laissant un Andrew si déboussolé qu’il se met à boire — un interdit d’Aaron! Et la conséquence de cet acte est qu’Andrew sombre dans l’inconscience d(ans le lac), son corps pris en charge par d’autres personnalités, tandis qu’à l’intérieur de sa géographie intime une sorte de tremblement de terre (et de ciel!) manque de détruire la maison.

Profitant du chaos, la persona négative Gideon s’échappe de l’île et prend le contrôle du corps, avec l’aide d’une persona qu’il a spécialement créé, l’avocat Xavier (il a tiré Xavier du lac comme Aaron en avait tiré Andrew). Andy/Gideon s’enfuit vers le Michigan, avec l’idée fixe de récupérer l’héritage de sa mère, qu’avait refusé Aaron. Car bien entendu, à l’origine de l’éclatement de la personnalité d’Andy se trouve une longue histoire d’abus sexuel et psychologique de cet enfant, par son beau-père et avec l’indifférence de sa mère. Suivit de près par Penny, Andy arrive donc dans sa petite ville natale, sans même savoir comment est mort son beau-père et sans se souvenir si sa mère était morte depuis longtemps ou pas. Il redécouvre donc l’indifférence de sa mère (qui était bien vivante pendant que le beau-père le torturait tranquillement), et s’interroge sur les circonstances de la mort du beau-père… N’a-t-il pas lui-même pu le tuer?

Il s’avèrera qu’en fait c’est le chef de la police, vieil ami de la mère, qui a assassiné le beau-père en apprenant enfin la vérité sur lui. Le chef de la police enlève Andy et penny, tente de les noyer pour cacher son crime précédant, se fait arrêter par un de ses adjoints (l’ancien petit ami de la persona Tante Sam), la maison est rasée, Andrew et Penny regagne l’état de Washington, et la vie continue: séparations, etc. L’auteur a choisit de terminer ce roman d’une manière si réaliste qu’elle surprend un peu — plutôt que de boucler après la résolution de l’affaire criminelle, il poursuit encore un peu, esquissant la suite de la vie d’Andrew.

Passionnant comme un thriller et touchant comme un roman sentimental (il est les deux, en une fusion réussie), ce roman est terriblement attachant, bien fichu et intrigant. Bien sûr, il doit tout ou presque aux études romancées de Daniel Keyes sur les personnalités multiples (The Many Lives of Billy Milligan est cité), mais ce n’est pas du tout une faiblesse. En fait, ce pourrait aussi bien être un roman de Keyes lui-même. Et la gentillesse surabondante du premier roman de Matt Ruff est ici tenue à peu près en laisse, l’auteur aime évidemment ses personnages mais n’en fait pas trop.

Ce qui manque, alors? Car il manque tout de même un petit quelque chose… C’est assez indéfinissable, mais il m’a semblé que tout attachant qu’il soit, ce n’est jamais qu’un roman assez mineur, somme toute, pas assez fort, pas assez bouleversant, pour réellement apporter une grande expérience au lecteur. Plaisant et original, ce roman n’est pas plus que cela.