#2963

Menace sur l’Empire est imprimé, il ne va pas tarder à arriver chez les souscripteurs, et pourtant j’ai encore un peu de mal à réaliser que ce roman existe. Une forme de dissonance cognitive provoquée par le fait que j’en avais rédigé, il y a longtemps, deux synopsis différents — l’un en vue d’une BD, l’autre pour une coécriture avec un copain —, que j’avais écrit plusieurs chapitres, et que ce matériau m’a tourné en tête pendant des années et des années. En cela, c’est typique de tout le cycle de Bodichiev qui, ayant longtemps dormi dans mes tiroirs, s’est ancré profondément dans mon imaginaire personnel, intime, un peu comme l’on se souvient de rêves.  Les premières scènes de Menace sur l’Empire, je les connais comme des sortes d’icônes personnelles, et les sortir au public constitue une sorte de petite libération, en tout cas une belle émotion.

Chaque été depuis quelques années, j’essaye d’écrire. Le reste de l’année, je n’y parviens guère — je cultive l’espoir que le fait d’avoir sous la main un nouvel assistant, à partir de mercredi, va me permettre de prendre un peu plus de recul et de me ménager des plages d’écriture, mais je m’illusionne sans doute. J’avais en tout cas embrassé le premier confinement comme opportunité d’écriture : j’y ai rédigé du Bodichiev, quatre nouvelles toutes neuves et un autre court roman, Les Trois cœurs (pas encore lu par mes éditeurs donc je n’ai encore ni recul ni certitude de publication). À l’origine, j’avais dit que je ferais deux recueils, trois au plus — et puis j’ai repensé à mes synopsis et les ai rédigés / transformés en Menace sur l’Empire, et puis donc avec le premier confinement j’ai repensé à un polar jeunesse jamais paru, et l’ai également réécrit / transformé en une autre étape des existences de Viat et Jan Marcus. Car Viat en vieillissant prend de l’importance, de l’autonomie. Bref, me resterait donc à finir le troisième recueil… mais saurai-je arrêter de revenir à cet univers ? Hier matin j’ai commencé à cogiter, sans du tout l’avoir cherché, à un roman plus ambitieux et polyphonique dans ce monde anglo-russe. Enfin, on verra bien — la frustration, c’est que j’ai deux romans à faire déjà, sur d’autres thèmes, et deux autres éventuellement à reprendre / finir. Mais quand ?

#2961

Curieux comme fonctionne la mémoire et, avec l’enfermement qui fait peser sur nous tant de lassitude, j’ai l’impression que le vertige des souvenirs tournoie d’autant plus. Ainsi une scène d’atelier de théâtre dans un roman de James Blaylock vient-elle de m’imposer soudain un fragment de réminiscence incroyablement vif. Dans la petite chambre qui, tout en haut de chez mon grand-père à Chinon, empiétait sur le grenier, s’entassaient en décoration quelques curieux éléments marins : des flotteurs en épais verre glauque ficelés d’épaisses cordes rugueuses ; un petit requin empaillé dont je revois la courbe de sa queue repliée sur son corps et la couleur verdâtre ; et ce poisson lune également empaillé, d’un ocre orange grumeleux et qui dégageait une odeur dont le fantôme olfactif ce soir me fait froncer du nez. Je n’avais pas repensé à tout cela depuis des années, peut-être des décennies.

#2960

Cette nuit, une épaisse brume gommait le monde extérieur, effaçant même la résidence de l’autre côté du mur du jardin et laissant les lumières de la ville tracer des rayons spectraux dans le ciel flouté. L’odeur de fumée, humide et piquante. Habitué au cliquetis des averses sur le vasistas, je ne remarquai qu’après un moment qu’un son de pluie montait par l’escalier — il s’agissait en fait du bruit des griffes de ma vieille chatte sépia, grimpant lentement les marches.

#2959

Somnolé trois heures cette nuit, lu du Murakami ; beaucoup pensé à Joseph, surtout. Et c’est fou comme mes souvenirs de lui sont majoritairement des rires, des plaisanteries, une camaraderie amusée. Non que les conversations sérieuses aient manqué, bien sûr, je me souviens d’une fois où je dormais chez lui, enfin, chez ses vieux parents dont il avait phagocyté les deux étages supérieurs du petit pavillon, pas loin de la gare d’Ermont-Eaubonne ; et son enthousiasme parce qu’il venait de mener des recherches sur un merveilleux illustrateur, Henri Lanos. Lors d’un autre séjour, nos discussions autour de la SF Encyclopedia de Clute & Nicholls qui venait de paraître en massive nouvelle édition. Mais ce ne sont pas tant ces échanges-là que je garde en mémoire que tous ces rires. Lors d’une « microcon » chez Roland & Cathy. Lors des « bradocon », les premières années  chez Philippe Caille et ensuite chez les Debaque-Luce, à Villeneuve-d’Ascq puis rue du carton (ah, les loukoums pour Christine) ; Joseph était l’un des deux absolus fidèles de ce rituel des rencontres amicales d’un groupe de chineurs savanturiers forcenés, pour le week-end des braderies de la région lilloise. Sa tête grise dans la foule d’une rue de banlieue du Nord, son exceptionnelle acuité qui faisait qu’entre Fabrice et lui, Samuel et moi pouvions même passer devant, rien à faire, ils trouvaient toujours des trésors qui nous avaient échappé. Les nuits blanches, c’est fou le nombre de nuits blanches que j’ai fait avec lui, chez ses parents, dans son appart du XVIIIe, lors des Bradocons… Les souvenirs se bousculent et je réalise qu’alors que nous n’étions somme toute pas extrêmement proches, il constituaient un repère, un ultra familier de cette famille élargie qu’est le « milieu SF », de ces copains que je retrouvaient avec tant de naturel lors des rencontres de Sèvres, ou pour un repas parisien, sa visite à Lyon une fois, l’étrange convention de Lille diluée dans la Braderie, Joseph et les ventes aux enchères des conventions, la voix de Joseph un peu voilée et teintée d’une pointe méridionale sur les ondes de France Culture (« Mauvais genres »), ses anecdotes sur l’imprimeur vietnamien de la Gare du Nord où il allait imprimer Yellow Submarine (j’y suis allé une fois avec lui)… J’arrête là, je pourrais continuer tellement longtemps ; oui c’est fou tous ces rires et tous ces souvenirs, je me sens submergé. Oncle Joe.