#2989

Work in progress.

À son réveil ce matin là, Bodichiev ressentit un curieux effet de dissociation : il ne savait pas où il se trouvait, ni quelle heure il pouvait être. Il reposait dans un épais silence et, bizarrement, la lumière semblait tomber du plafond, comme une masse blanche, coupante. S’asseyant dans le lit, en ramenant ses genoux vers lui, le détective se prit la tête entre les mains — avait-il tant bu, la veille, pour avoir la cervelle si embrumée ? Il se souvenait maintenant : une chambre à St Leonard, le collègue d’Oxford qui l’avait invité à donner une conférence sur son métier de détective. Eh bien, le cherry des profs s’avérait nettement plus traître qu’il ne l’aurait jamais pensé. En écoutant mieux, il réalisa que l’absence de bruits ne constituait pas exactement ce que l’on nomme le silence, il s’agissait plutôt d’une sorte de coton, comme l’atténuation des cloches, des grelottements de vélos, des appels de passants, à croire qu’un couvercle venait d’être posé sur l’extérieur. Bodichiev encore groggy de sommeil se demanda s’il avait été drogué, si quelque somnifère…

Mais c’était absurde. Frissonnant, il se décida à poser les pieds sur la descente de lit. Cette lumière… Le détective continuait à être un peu désorienté, dans l’air glacial de la chambre, avant qu’il ne réalise soudain. Se levant d’un bond — qui lui arracha une grimace, tant ses tempes battaient douloureusement —, il alla soulever la vitre et poussa les deux battants des volets : un blanc éclatant, presque aveuglant, l’accueillit.

« Il a neigé », grommela-t-il en énonçant l’évidence.

S’habillant en hâte dans le froid de la chambre, Bodichiev descendit au réfectoire, une belle pièce aux voûtes blondes et aux larges poutres. En dépit de l’allégresse provoquée par la vue de la neige, il ne parvenait pas à s’ôter une certaine impression de malaise, provoquée par son réveil lourd, la vague douleur dans ses tempes et le froid de St Leonard — personne ne chauffait, dans cette université ? En poussant la porte, le carrelage rouge et ivoire se révéla d’autant plus étincelant qu’il n’y avait absolument personne dans la pièce. Une horloge sur le comptoir annonçait pourtant plus de 9h du matin, ce qui surpris Bodichiev.

Secouant vaguement la tête, ce qu’il regretta aussitôt, le détective se dit qu’il allait rendre visite à l’excentrique professeur O’Brien dans son refuge, lui tout de même serait certainement debout.

Passant la porte-fenêtre, déjà grande ouverte (« Ces gens sont fous » se dit-il), Bodichiev vit un grand dos sombre se dresser sous son nez, et une ample chevelure de boucles argentées.

« Professeur Bellamy, bonjour ! » héla-t-il le personnage.

Les mains croisés dans le dos, vêtu d’un long manteau sombre, Arthur Bellamy se retourna à demi. Sous ses épais sourcils gris, son regard fut un instant sévère, avant qu’un sourire ne révèle ses grosses dents et son humeur toujours affable :

« Monsieur le détective ! Ah tout de même, je désespérais que quelqu’un se réveille enfin, dans cette maison du sommeil !

— Je suis le premier ? s’étonna Bodichiev en serrant les pans de sa veste.

— Je n’ai vu personne d’autre, notre petite collation d’hier soir semble en avoir assommé plus d’un ! déclara l’autre, un rire silencieux secouant son immense carcasse.

— Je n’avais pas réalisé que ces quelques alcools m’auraient fait une telle impression », grimaça Bodichiev, soulevant sa casquette pour se frotter le cuir chevelu.

Devant les deux hommes s’étendait le grand pré de Merton Field, au coin duquel, modeste, le collège de St Leonard s’enfonçait après les établissements plus célèbres de Corpus Christi et de Merton. La neige tombée durant la nuit gommait entièrement les alentours, même l’allée piétonne macabrement nommé Dead Man’s Walk — l’ancien tracé d’un cheminement funéraire juif, apparemment — ne se distinguait plus qu’aux pas s’y étant déjà inscrits et aux murets la bordant par endroits. Plus près de la terrasse du réfectoire de St Leonard, Bodichiev remarqua qu’une piste de traces de pas s’étendait devant eux, depuis l’ouverture de la porte-fenêtre jusqu’à la porte de la « cabane » du professeur O’Brien, en fait une belle rotonde en pierre dans le même style néo-gothique que le collège. Derrière un rideau d’arbres bleuis, le soleil d’hiver n’ouvrait qu’un demi œil d’un jaune éblouissant.

« J’allais justement voir à la cabane si le professeur O’Brien est levé, déclara Bodichiev. Vous venez ? »

Comme réveillé par le détective, Bellamy haussa des sourcils surpris et le précéda avec alacrité, faisant le tour du bâtiment. Sortant des gants de sa poche, Bodichiev pressa le pas lui aussi, en évitant inconsciemment la piste inscrite sur le blanc tapis. Le simple temps de cette traversée de quelques mètres, le détective eut les pieds trempés, ses chaussures n’étant guère prévues pour la neige. Il arriva à la porte de l’ancienne loge en même temps que Bellamy et ce fut lui qui toqua. L’huis resta close, aucun bruit ne provenait de l’intérieur. Encore une fois, Bodichiev s’étonna de l’étrange qualité d’étouffement des bruits du revêtement neigeux : Oxford demeurait coite, sous le ciel d’un blanc-gris uniforme.

« O’Brien ? Debout, mon vieux ! » tonna Bellamy en frappant à son tour, d’un poing décidé. Le bois épais de la porte subit cet outrage sans broncher. Bodichiev, que n’avait pas quitté le malaise ressenti à son réveil, fit quelques pas de côté pour aller se pencher à une fenêtre. L’intérieur, éclairé du blanc éclat de la neige, ne révélait rien que la grande table, les bibliothèques, les placards en fer, tout ce que le détective avait vu la veille lorsque le chercheur lui avait fait les honneurs de son logis. À tout hasard, Bodichiev toqua à la vitre, qui sonna claire, sans éveiller plus de mouvement dans la « cabane ».

Bellamy poussa un grognement et Bodichiev le regarda, un peu étonné : le professeur tordit des lèvres, gêné :

« Avec sa maladie, je me demande toujours… »

Le professeur O’Brien subissait en effet les affres d’un cancer, qui le laissait le teint jaune et tiré, on savait que le pauvre homme n’en avait plus pour beaucoup de mois à vivre.

« O’Brien ? » beugla encore le prof, en pesant sur le bec de cane, qui ne céda pas.

Sans trop réfléchir, Bodichiev revint aux ogives gothiques de la fenêtre et pesa sur le bord du cadre d’un des battants, puis de l’autre — qui céda sans problème, il s’ouvrit vers l’intérieur. Balayant la neige accumulée sur l’appui (heureusement qu’il avait mis ses gants), Bodichiev se hissa, se tira avec ses deux bras, et avec un grognement, glissant à moitié, sauta dans la pièce. Il faisait presque plus froid dedans que dehors, se dit-il machinalement, en regardant autour de lui. Il allait ouvrir à Bellamy quand quelque chose attira son attention, de l’autre côté de la longue table qui, couverte d’une nappe en toile cirée, partageait presque la grande pièce en deux.

« Professeur… » murmura-t-il en s’approchant, mais plus personne ne pouvait l’entendre. Il hésita à se pencher, mais ça semblait inutile. La scène ne laissait guère de place au doute. Les lèvres pincées, il alla plutôt ouvrir à l’autre :

« Entrez-entrez, mais faite bien attention, ne touchez à rien ! » ordonna-t-il à un Bellamy interdit. Le grand gaillard s’avança juste de quelques pas.

« Je suis désolé, le professeur O’Brien est mort », annonça Bodichiev avec un vague geste en direction de la table sous laquelle gisait le corps.

Bellamy resta immobile, les bras serrés sur son corps comme se protéger des coups du sort. Ses lèvres épaisses remuèrent un peu, sans un son, avant qu’il ne prononce :

« Il est mort ? »

Sans lui répondre, Bodivhiev lui avait tourné le dos et était revenu auprès du pauvre professeur O’Brien, dont la forme menue se tenait prostrée au sol, sur le carrelage. Il avait presque glissé sous la table. Une tache sombre maculait le devant de sa veste en poil de chameau, et non loin de lui gisait la forme brutale et compacte d’un revolver. Le détective observa tout, attentif, essayant de fixer d’un regard les éléments de la macabre scène. Un bruit derrière lui le fit se retourner : l’air confus, pataud, Bellamy venait de renverser une paire de lourds brodequins, près de la porte.

« Je ne les avais pas vues, les chaussures d’O’Brien… » balbutia-t-il. Il n’arborait plus son teint rougeaud habituel ni les fossettes de sa faconde presque exagérée, tout juste si l’ancien rugbyman ne tremblait pas.

« Ne bougez pas, lui intima Bodichiev, ou plutôt si, allez donc appeler la police, s’il vous plaît. »

L’autre acquiesça d’un mouvement de la tête et ne demanda pas son reste pour sortir. Bodichiev resté seul se retourna de nouveau vers le corps. Deux jours qu’il était là et voilà qu’un mort lui tombait dessus. (…)

#2988

Je ne suis pas assez âgé pour me souvenir de la sortie de l’ultime roman de Simenon, Maigret et monsieur Charles, en 1972 – que je viens de relire, beau roman triste pour terminer sa carrière, je ne l’avais lu qu’une fois, il y a longtemps. Je suis en revanche d’un millésime suffisant pour me rappeler à la devanture de la librairie des Toulouses, à Cergy, cet Hercule Poirot quitte la scène qui en 1976 clôtura la carrière du petit détective et de sa vieille biographe – et que je me suis toujours refusé à lire, ne voulant point voir mourir mon héros.

#2987

« Il fait un jour de fin d’hiver clair et froid, de ce bleu métallique et luisant de zinc neuf qu’on voit au ciel des dernières gelées quand les jours allongent ; la sécheresse de ce froid est tonique et exhilarante. » (Julien Gracq) De plus un important vol de grues cendrées rasa ce midi le bas de mon coin de ciel, dont les klaxons et les silhouettes en croix me ravirent.

#2986

« Il s’offrît un verre de bière. Il avait promis au docteur Pardon de ne plus exagérer. Mais pouvait-on dire qu’il est exagéré de boire, pour toute une journée, trois verres de bière à la pression ? » Maigret picole tranquillement, moi pas, ma drogue de prédilection étant le thé. Et je n’exagère plus : je suis passé ces dernières années de trois théières par jour, ce qui était sans doute un tantinet trop, à une théière et demi tout au plus. Imperceptiblement, les habitudes changent, je m’humecte moins.

#2985

Je relis (pour la troisième fois me semble-t-il) ce délicieux polar de 1933, qui constitue pour moi l’une des pièces de cette « collection imaginaire » qui réunirait les fictions académiques. Small World de David Lodge m’introduisit à ce type d’univers, je crois, les universitaires et les étudiants, dans des éclats de rire, puis j’ai lu aussi bien les Robertson Davies que la fantasy Tam Lin de la trop rare Pamela Dean, ou bien le si beau et sérieux Brideshead Revisited d’Evelyn Waugh, le curieux roman de jeunesse de son frère Alec, The Loom of Youth, tant de polars situés à Oxford ou à Cambridge… Des livres exsudant la senteur d’autres vieux livres, l’air raréfié des hautes études, les frasques universitaires, les intrigues de quadrangle…