#2390

Je n’ai fait du camping qu’une seule fois, une seule nuit. Il faut dire que ma famille est d’origine bourgeoise, très bourgeoise, et que les restes de la fortune de mon arrière-grand-père, un hôtelier ayant fort bien gagné sa vie avant la crise de 29, ainsi que les héritages successifs, faisaient que nous avions plusieurs propriétés où passer les vacances — une petite maison en Touraine, un domaine immense en Limousin, deux maisons dans un parc en marche de Bretagne, la maison de mon arrière-grand-mère dans le Berry… Alors, les tentes et les caravanes, non, fi donc, congés de prolétaires que cela.

Bref, un jour malgré tout, un été, j’ai conçu le plan curieux de revisiter un haut lieu de mon enfance juste avant qu’il ne disparaisse, à savoir le parc de la propriété limousine. Déjà, le reste avait été vendu : deux colossales demeures bourgeoises accolées, avec de grandes dépendances, dans une vaste cour arborée, suivie d’un ancien jardin potager non moins immense (le tout quasi à l’abandon, ce qui ne contribuait pas peu à leur charme, à mes jeunes yeux). L’une des deux grandes demeures bourgeoises n’était plus occupée et nous n’avions, enfants, que le droit d’aller jouer au rez-de-chaussée, l’ancienne pharmacie de mon ancêtre André Ruaud, les étages vides nous étaient interdits. La maison en usage valait à peine mieux : utilisée seulement une poignée de jours par ans, elle demeurait dans un passé intact, sans électricité dans les étages et avec de l’eau courante seulement dans la « nouvelle cuisine », unique enclave d’un peu de modernité. Les WC étaient au fond de la cour, bien entendu. Bref, au-delà de la cour et du jardin, s’étendait le parc. Et le parc, lui, n’avait pas encore été cédé car la maison d’une vieille tante ouvrait également dessus, et tante Marthe était toujours bien de ce monde. Je finissais le lycée, j’habitais chez mes parents en banlieue de la triste cité de Limoges et, avec mon copain Michel Pagel, nous décidâmes d’aller camper. Quelle aventure !

Tout d’abord, prendre le petit train brinquebalant jusqu’à Nantiat, cela relevait déjà d’une sorte de saut temporel, un voyage dans les années cinquante — car le matériel roulant datait au moins de cette époque, sans entretien visible, d’ailleurs une des portes de wagon manquait à l’appel. Arrivé en gare de Nantiat — de toute mon enfance j’avais toujours ignoré qu’il puisse y avoir une gare à Nantiat, d’ailleurs cette partie de la petite ville, tout en bas, me restait rigoureusement inconnue —, nouvelle aventure: tante Marthe était venue nous chercher en voiture. Tante Marthe, conduisant ? Certes, il est vrai qu’autrefois elle était représentante pour une compagnie pharmaceutique (comment nomme-t-on cela ? Ah oui : « visiteuse médicale »), mais je n’avais jamais imaginé cette grande vieille femme digne et distinguée au volant d’un véhicule. Visiblement en avait-elle perdue l’habitude, d’ailleurs, si l’on en jugeait par sa conduite poussive et l’âge dudit véhicule — nous crûmes bien ne jamais arriver, la montée depuis la gare fut assez éprouvante, alors qu’il y avait si peu de chemin à faire (Michel m’en parle encore).

Enfin arrivés dans la grande maison (identique à celle, voisine, où je passais étant môme quelques jours enchantés chaque été), nous nous posons à la cuisine, tante Marthe discute un peu avec nous, puis nous filons dans le parc : pour cela, descendre tout du long le jardin de la vieille dame, désuet fouillis végétal où se lisait encore parterres et taillis d’antan, puis par une petite porte déboucher sur cet espace à l’abandon, vaste friche entre prairie haute (côté Marthe) et forêt embroussaillée (côté grand-père). Au sol partout rampe le lierre, le soleil brille sur la prairie mais dés lors que l’on passe sous les hautes branches, le parc se fait soudain pénombreux. Sur la prairie flotte une odeur d’herbe sèche, le bois sent l’humus. Tout est demeuré comme dans mon souvenir, inchangé, et alors que l’on constate souvent que les choses semblent avoir réduit, eh bien pas ici, le parc s’avère aussi sauvage et aussi étendu que je m’en souvenais, le lierre sombre, les arbres hauts et droits, le grand fusain prospère, une masse de feuilles vernies (endroit principal où nous aimions jouer, nous l’avions surnommé « l’Enfer vert »), tout cela emprunt du délicieux mystère des lieux à l’abandon, de l’écho lointain d’un usage plus fréquent et plus « civilisé », que je n’ai jamais connu, telle cette large allée menant à une grande grille, tout en bas — vague souvenir du parc en majesté mangé par le lierre et d’usage inconnu des mémoires mêmes parentales.

Nous plantons notre tente, une chose en toile molle et jaune, au bord d’une des allées qui se distinguent encore, dans un espace où l’herbe n’a pas encore été tout à fait rongée par un lierre tentaculaire. Des fils à tendre, des sardines à planter dans le sol, tout cela est assez compliqué, mais enfin, nous y arrivons. Passons sur la nuit, où nous grelotâmes. Le lendemain, je voulus aller reconnaitre les lieux — et de reconnaissance point il n’y eut : car si le parc me semblait inchangé dans son immensité, le village, lui, avait connu ce cruel étrécissement de la réalité confrontée aux souvenirs. Autrefois, un bout de marais s’étendait de l’autre côté de la petite rue, en face du parc. Je me souvenais d’en avoir un jour émergé, littéralement, au terme d’une longue promenade matinale avec mon père. Mais d’ajoncs et de hautes herbes, plus du tout : un lotissement avait poussé. Et l’étang des rats, alors ? Dans ma mémoire enfantine, il avait une étendue de lac — je ne retrouvais qu’une mare. Et la forêt ? Je ne savais plus comment y accéder, car en dehors de l’étang des rats nous ne nous promenions guère, en fait, en dehors de la propriété, et gamin je n’avais noté aucun repère. Nous essayâmes donc tel puis tel autre chemin. Impossible : des ronces partout, des fondrières, la forêt s’avéra sans aucun entretien, impraticable.

Un peu désillusionnés, nous rentrâmes à Limoges, boire un coup en terrasse d’un bistro et dire du mal du dernier Daniel Walther publié chez « Présence du Futur » (du moins est-ce là le souvenir que je garde — note à l’intention des archéologues: il s’agissait de Happy End, paru en 1982). Peu de temps après, le parc fut finalement vendu, je crois que le lycée professionnel d’à côté a acheté la prairie pour prolonger leur cour, le reste doit être désormais un lotissement, je ne sais pas, ne veux pas savoir, je préfère mes souvenirs.

#2388

Comme bien souvent lorsque je lis un livre français récent s’inscrivant dans les littératures de l’imaginaire, j’éprouve quelques difficultés à ce que ma lecture ne se teinte pas d’un regard d’éditeur. C’est idiot mais je me surprends  à être irrité par tel petit tic d’écriture que j’aurais envie de corriger, par tel lieu commun descriptif, juste de toutes petites choses mais qui heurtent ma lecture inutilement, alors que je devrais seulement me soucier de prendre du plaisir à ce livre.

Et puis je tombe sur le segment de phrase « il essuya son visage dégouttant de sueur ». Qui est parfaitement correct, sans l’ombre d’un doute, mais… à titre personnel, j’ai un problème avec ce verbe. Dégouttant, cela sonne malencontreusement comme dégoûtant. J’essaye donc toujours de l’éviter, ou bien d’adopter la solution de Flaubert: le verbe normand « dégouttelant », bien plus joli et sans cette ambiguïté.

#2385

Allons donc, ne rien faire un dimanche ? Vous avouerai-je que je suis presque incapable de ne rien faire ? L’ennui me guetterai aussitôt, un philosophe de ma connaissance parlerait de « quotidienneté affairée », mais justement pas tant que cela, j’essaye de mener mes affaires dans le calme, sans hâte excessive mais en continu. Le dimanche également, donc. Hier un démarcheur téléphonique pour Canal+ semblait un rien interloqué que je lui assène que la télé ne m’intéresse pas. Eh bien quoi, mon horizon à moi, ce sont les livres. Bref, aujourd’hui, j’ai fait de la gestion d’écrivain : dossier de demande de bourse d’écriture, proposition d’album jeunesse à un éditeur, courrier à mon éditrice chez Hachette pour lui soumettre un nouveau projet discuté avec Colin, proposition d’essai psychogéo à un éditeur, soumission d’un roman à encore un autre éditeur… Une journée à lancer des « hameçons », en quelque sorte…

#2384

Ce qui lia mes différents voyages, durant cette quinzaine nomade, curieusement ce fut la voiture : moi le piéton, moi le marcheur impénitent, je me suis retrouvé à participer au culte automobile. La Mnemosmobile est une « espace » confortable, je n’ai jamais eu mal au dos (ce qui m’arrive fréquemment en voiture), et j’ai redécouvert le charme particulier, désincarné, des voyages automobiles au long cours, cette glissade sans fin sur un ruban. De St. Malo à Lyon l’on traverse en autoroutes une France qui ne semble plus constituée que de forêts. Sous un ciel uniformément gris, dans une brume d’humidité qui monte de l’asphalte, les autoroutes filent entre deux vastes épaules vertes : forêts de pins, forêts de sapins, forêts de chênes, bermes herbeuses, quelques ouvertures sur des prés, notre pays paraît s’inscrire uniformément dans une nature domptée mais déserte. En fait, seulement en Auvergne, fort curieusement, l’urbanisme touche-t-elle une unique fois au ruban autoroutier. Des maisons, enfin, un instant. Partout ailleurs, la symphonie sans interruption des verts, vibrant d’autant mieux que la conjonction du printemps et du ciel plombé en rehausse les couleurs, gorgées d’eau. La route, elle aussi, a de ces nuances : bleu d’ardoise, noir d’encre, gris souris, rose brumeux.

Sur cette autoroute, la France devient abstraite. Villes et monuments se réduisent à leur plus simple et uniforme expression, celle d’un panneau de couleur brune, porteur d’un dessin stylisé. Autun ou Alesia, il ne s’agit que d’étapes chimériques, des concepts qui sous couvert de « repères » créent tout l’effet contraire : on ne sait plus où l’on se trouve, Autun ou Alesia ne sont que des noms, des panneaux, tous semblables. Et les cours d’eau, idem : la Mauvaise ou la Sansfond, ces noms évoquent fugitivement des images de divinités locales peu commodes, mais la plupart du temps on ne les aperçoit même pas, ce sont juste d’autres panneaux bruns, plus petits. Parfois, une halte : le véhicule ralentit dans les boucles bien dessinées d’une « aire », et à l’arrêt l’on constate que les bouleaux qui entourent des restaurants et stations-essences tous semblables semblent avoir autant de réalité qu’un motif de papier peint. Quant à la vie sauvage, elle aussi est devenue abstraction : des motifs sur quelques panneaux routiers, et le discret passage au-dessus de nos têtes de ponts bardés de bois d’où émerge la cime de quelques arbres, signalant qu’il s’agit d’endroits prévus pour la traversée des animaux d’un bord à l’autre. Rien ne saurait troubler le trajet, on file, on file. À la radio, la voix suave nous informe que la bonne nouvelle est qu’un accident est évacué, pas que des gens auraient survécu, seul importe que l’on roule, nous aussi nous sommes devenus théoriques.

#2383

Eh bien, après une quinzaine de jours sur les routes, me voici donc de retour à Lyon, toussant et crachotant vu le climat clément de ces temps derniers. Voix éraillée et sinus congestionnés. À Epinal, je fus même passablement décalé/distrait, trouvai-je, vu mon fort rhume et un rien de fièvre. De plus, pour la première fois depuis fort longtemps, je me trouvais en simple touriste dans un salon, cela me fit un peu « bizarre ». Enfin, ces Imaginales furent (comme toujours d’ailleurs) fort agréables, avec de bien belles rencontres, de chouettes conversations, plein d’amitiés, un lit chez les Heliot — pour une fois, j’ai pris un peu le temps de vivre tranquille ce très convivial moment.

Le dimanche, Nathalie (madame Mnémos) et moi-même sommes allé à Paris, pour le salon Geekopolis à Montreuil. Voyage un peu mouvementé car nous prîmes à bord une auteur malade, Nath me largua donc à Montreuil avant de filer aux urgences. Fort heureusement, l’auteur n’avait en fait pas grand-chose ; je parvins pour ma part à pénétrer dans le salon en dépit de l’absence de lien téléphonique dans cet énorme bunker. Je n’en ai pas vu grand-chose, ça avait l’air immense et très bien fichu, très amusant. Et le soir venu, c’est épuisé que je retrouvai la chaleur du foyer Camus.

Auparavant, la semaine précédente, j’avais enchaîné un court séjour parisien (avec dîner en compagnie de mon ami Morgan et de mon cousin Mathieu ; interview de plus de 2 heures avec Isabelle Franquin, en compagnie de Jean-Paul Jennequin ; joli moment de complicité avec David Calvo ; et dédicace à la libraire L’Antre-monde) avec un salon à St. Malo (le décevant Étonnants voyageurs). Une cousine de mon père me prêtait un bel appartement avec vue sur la plage, quel bonheur, j’aime tant l’océan, et l’odeur de vase qui flotte sur la grise ville fortifiée, et les troncs noirs et tordus des brise-lames, et les cris des mouettes, et la défiance rugueuse des rochers, et les tortillons des éjectas de coquillages, et le miroir des eaux rases, et le souffle des vagues et du vent… Le matin je me levais un peu plus tôt afin d’aller arpenter le sable, le soir je rentrais également par la plage. Des instants qui avaient un petit goût de vacances, en tout cas, un pas de côté dans une période déjà fort autre pour moi peu habitué à cet art du nomadisme.

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