#2236

Belle journée d’hier, dimanche, qui commença sous une pluie battante mais le ciel bientôt se dégagea… et toute la journée je me suis promené parapluie en main, pour rien, sous un grand ciel très bleu que traversait de grandes bourrasques de vent chaud. Mais comme le dirait Laurent Q. un rien taquin, de toute manière j’aime bien cet aspect dandy que me confère mon beau parapluie anglais. J’allais donc le matin au Blogg Café, rendez-vous de la jeunesse branchouille cette fois reconverti en hall d’accueil pour stands de fanzineux, bouquinistes et autres petits éditeurs. Les Moutons n’y tenaient pas stand, non non, fidèles à notre flemme de jouer aux libraires (enfin, comme j’ai bientôt un stagiaire, j’ai quand même accepté qu’on en tienne un au Lyon Geek Show, pour une fois – week-end du 19-20 mai). Je papotais donc avec les duettistes Queyssi & Barillier, amis que j’avais plaisir à revoir, avec encore quelques autres personnalités présentes, avant de filer après un burger vers les tréfonds de Villeurbanne pour discuter de couv avec Seb Hayez & Let Goffi. En passant, non loin de chez eux j’eus un choc esthétique: en haut d’une vieille façade, un large frontispice dans une typo semblable à celle qu’affectionne le graphiste canadien Seth proclame une raison sociale que l’on croirait vraiment tirée d’une de ces bédés: Association typographique lyonnaise. Il faudrait aller photographier cela, c’est superbe.

#2235

En parlant de butter-coloured stucco, c’est là un élément de l’architecture londonienne que je trouve admirable — j’allais écrire « que j’ai toujours trouvé admirable », mais justement non, j’en ai soudain réalisé la qualité un soir (déjà lointain) que je me trouvais dans Chelsea, à côté de la Tate Britain (alors encore seulement Tate Gallery). Le jour tombant rasait les façades de rayon bas et chauds, et sous le ciel gris qui s’assombrissait les immeubles prirent une teinte dorée, reflétant admirablement le peu de lumière qui restait. Et par les jours de pluie et/ou de ciel bas, si nombreux, ces mêmes façades à la délicate teinte de beurre frais semblent presque rayonner, elles réchauffent visuellement la ville comme du blanc, froid, ne saurait le faire. Ainsi la couleur dominante des alignements d’anciens hôtels particuliers possède une raison pragmatique, celle des vibrations lumineuses. Ce qui me remet aussi à l’esprit une émission de jardinage que j’avais vu un jour, émission british bien entendu, où le présentateur expliquait l’importance d’avoir des fleurs violettes — car c’est la dernière teinte qui vibre lorsque le jour tombe ou qu’il y a peu de lumière.

Point de façades butter-coloured à Édimbourg cependant, la pierre locale étant d’un beau gris bien soutenu, avec de-ci de-là des bâtiments en larges pierres de grès rouge, que l’on croirait tout de terre cuite. Ce gris ne vibre guère, il est stable, inchangeant selon la couleur du ciel. Cela confère à la ville une sorte de massivité tranquille, qui m’a semblé assez unique lorsque nous avons traversé les quartiers ouest pour nous rendre en bus jusqu’au petit port de Leith. Plus tard, en passant à pied dans les mêmes quartiers ouest, en débutant par le ravissant Charlotte Square, c’est ce même gris qui m’a frappé, d’une teinte non sans délicatesse mais sans concession. Dans les deux vieilles villes, Old Town et New Town, ce gris est compromis par la pollution, souillé de noir. Est-ce pour autant d’une terrible tristesse? Pas forcément: lorsque j’étais étudiant, Bordeaux présentait le même visage de suie noire et je trouvais cela délicieusement gothique, cette noirceur conférait à la ville une patine, une force même, qui camouflait un peu son délabrement (la pierre de Bordeaux est, normalement, d’un blond presque doré: la ville a donc radicalement changé de visage avec les rénovations, mais elle redevient vite grise car cette pierre est fragile, très poreuse, Bordeaux s’assombrira donc tant que durera le règne brutal de l’automobile-reine).

#2234

Il n’arrive pas si souvent que l’on se plonge dans un auteur majeur que l’on n’avait pas encore lu ; il arrive encore moins souvent que l’on lise un pur chef-d’oeuvre, un roman d’une beauté et d’une puissance admirables. Cela m’arrive en ce moment, avec The Tiger in the Smoke de Margery Allingham. J’avais déjà un peu lu Allingham, je savais donc qu’il s’agissait d’une autrice majeure de l’âge d’or du polar anglais — Hide my Eyes m’avait renversé, deux autres m’avaient semblé fort plaisants. Cette fois je me suis donc décidé, pour m’entretenir dans l’ambiance adéquate à la rédaction de Hercule Poirot, une vie (et en parallèle de relectures ponctuelles d’Agatha Christie, bien sûr, piochant ici ou là une nouvelle ou un passage de roman que j’ai envie de relire), à lire tout Allingham, après avoir lu tout Dorothy L. Sayers et relu une partie des Nicholas Blake — trois auteurs assez exceptionnels dans leur genre. Et puis j’arrive au Tiger in the Smoke, le plus réputé des romans de Margery Allingham, et suis renversé, enthousiasmé, captivé. Le Londres années 1950 s’y dresse au sein du brouillard, chaque chapitre, chaque ligne est admirable d’intelligence, de beauté, de bonté, de vibration, d’ambiance… Admirable, absolument admirable.

The fog was like a saffron blanket soaked in ice-water. It had hung over London all day and at last was beginning to descend. The sky was yellow as a duster and the rest was a granular black, overprinted in grey and lightened by occasional slivers of bright fish colour as a policeman turned in his wet cape. Already the traffic was at an irritable crawl. By dusk it would be stationary. To the west the Park dripped wretchedly and to the north the great railway terminus slammed and banged and exploded hollowly about its affairs. Between lay winding miles of butter-coloured stucco in every conceivable state of repair.

Et lire sur le Guardian un très beau et long papier d’analyse sur Allingham, très pertinent. En prime, c’est par Jane Stevenson, qui a elle-même écrit l’un des plus attachants romans policiers sur Londres que j’ai lu ces dernières années, London Bridges — datant de 2001, je l’ai déjà lu trois fois, c’est dire.

#2233

… et donc, du fait de la pingrerie d’un hôtel étonnant de médiocrité (Ibis sur Hunter Square: à éviter), mon habituelle boulimie de journaux de voyage fut cruellement frustrée. McScrooge Accor m’a tuer. Pour autant bien sûr, toutes les images de ce court séjour à Édimbourg me tournent en tête, encore et encore.

Je savais, en voyant cette ville, qu’elle allait pénétrer dans mon imaginaire. Tout y est: les hauts et les bas — je n’aime jamais tant une ville que lorsqu’elle a une géographie très mouvementée, ainsi ai-je adoré la collineuse Lisbonne alors que la plate Vienne ne m’a guère inspiré, en fait je trouve finalement que Lausanne, toute petite qu’elle soit et artistiquement quelconque, est bien plus intéressante que la capitale autrichienne ; les contrastes profonds — Old Town, New Town, quartiers West, port de Leith, plage de Portobello ; les chocs de la nature et de l’urbanité — des montagnes en pleine ville, la nature sauvage à deux pas, la brutalité des murailles du château, la sinuosité du la Water of Leith au fond de son étroit canyon ; le ciel tumultueux, les rayons rasant du soleil en fin de journée, les pavés luisants d’humidité ; le gothique dans toute sa violence et sa noirceur — ses piques et ses crocs, quelque part entre Druillet et Schuiten — ; le stupéfiant cimetière de Calton Hill, l’empilement de Victoria Terrace sur Victoria Street ; les kilomètres de pierre grise ; le grès rouge… Enfin bref, cette ville m’a captivé, enchanté. Oh je m’y attendais, pour avoir lu cette ville tant et tant, dans les pages d’Alexander McCall Smith, de Ian Rankin, de Ken MacLeod ou de Kate Atkinson, et dans des films ou des séries. Mais en vrai, quelle puissance massive, quelle présence incroyable. Et Édimbourg est plus multiple, plus étonnante encore que je ne l’avais envisagé de loin. A-t-on idée de bâtir telle cité sur des volcans et dans de telles crevasses, quelle géniale arrogance de l’humain sur la géographie.