De la dictature du méga-roman ?

Au mois de mai prochain, l’énorme encyclopédie Panorama illustré de la fantasy & du merveilleux va être rééditée au format numérique, en trois fichiers. Petit extrait pour le plaisir…

La littérature n’a pas attendu l’ère des séries télé ni l’âge des méga-séries de fantasy pour inscrire dans son corpus le principe de la sérialité et des tomes aussi épais qu’à suivre. Il y a même longtemps que c’est devenu une constituante de la littérature, au moins dans sa version plus ou moins populaire.

Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas ou la Comédie humaine d’Honoré de Balzac sont de ces célèbres fleuves de mots qui irriguent notre imaginaire depuis un siècle ou deux. Grandes sagas historiques ou immenses cycles familiaux, les « Rois maudits » de Maurice Druon, « Fortune de France » de Robert Merle, les « Jalna » de Mazo de la Roche ou les « Thibault » de Roger Martin du Gard, il y a beau temps que nos rayonnages croulent sur l’exploration systématique d’une période ou de plusieurs générations.

Il est pourtant des voix qui s’élèvent pour s’étonner ou pour se plaindre de la multiplication des volumes, et de leur épaisseur titanesque, dans le domaine de la fantasy récente. Nous avons déjà vu comment le poids particulier du Seigneur des Anneaux sur la création de la fantasy en genre autonome a tout d’abord orienté les structures narratives vers la forme de la trilogie. Mais trois tomes, de nos jours, c’est bien peu ! Le phénomène mondial qu’était Harry Potter de J. K. Rowling avait déjà prouvé que le lectorat, notamment la jeunesse, n’a pas peur des gros pavés, contrairement à ce que nous répétaient nombre de prescripteurs. Les chiffres de vente des quinze volumes de la Roue du temps de Robert Jordan le prouvaient également, par exemple ; et cet autre phénomène mondial qu’est maintenant Le Trône de fer de G. R. R. Martin n’est pas sans accentuer la pression que les auteurs peuvent avoir pour produire des séries longues – ou plus simplement, sur la manière dont ils conçoivent une fiction et dont ils peuvent avoir envie de la développer.

Faut-il pour autant considérer que le règne des « méga-romans » (1) constitue une tyrannie, comme l’a affirmé Damien Walter ? (2) Dans son article, le critique désignait (non sans raison) les pesants efforts de Terry Goodkind du terme péjoratif d’origine yiddish schlock (médiocre, minable), en exemple de ce qui bouche les artères de la fantasy. Le problème avec le méga-roman,  selon lui, est double : primo, seul un auteur au sommet de son art peut avoir la capacité et le souffle de mener à bien une telle œuvre (prendre un débutant ou un nouvelliste récompensé par des prix et le pousser commercialement à fournir un méga-roman peut conduire à lui briser littérairement les reins) ; et secundo, afin de préserver la santé du genre, il faut que celui-ci continue à proposer des histoires de tous les types, des romans longs comme des romans courts et des nouvelles (ne concentrer le marché que sur les méga-romans ne peut que l’appauvrir).

Lui répondant, sa collègue Natasha Pulley nia que c’est la force du marché qui pousse les auteurs vers le méga-roman, mais la logique interne de leur création. « Une high fantasy à la George RR Martin repose sur la construction de monde. Lorsqu’il y a réellement tout un monde à construire, et pas seulement une période historique ou un pays particulier, ce world-building ne prend pas simplement quelques paragraphes dans une nouvelle, il prend des chapitres ». Et d’ajouter qu’avec l’enseignement actuel des ateliers d’écriture, qui poussent au show don’t tell, c’est-à-dire à la description détaillée par l’exemple et au « dépliage » de tous les éléments d’une fiction, la littérature de fantasy a trouvé selon elle sa véritable dimension, celle des méga-romans.

La high fantasy trouve presque toute son origine dans les contes de fées ; c’est des contes de fées que proviennent ses thématiques, ses décors, ses motifs narratifs principaux. Mais ce qui l’en diffère est l’attention au développement de ce décor et de son fonctionnement : la high fantasy a des paysages, une géographie, une géo-politique, une histoire. La high fantasy construit des mondes… et ça prend de la place !

(1) Un terme récemment forgé par le romancier de science-fiction Eric Flint sur son blog. On parlait auparavant de BCF (Big Commercial Fantasy).
(2) « Fantasy must shake off the tyranny of the mega-novel », in The Guardian, 15 mai 2015.
(3) « Fantasy cannot build its imaginary worlds in short fiction », in The Guardian, 20 mai 2015.

Un jeune homme en imper

En ce moment, je relis les « Jérôme K. Jérôme Bloche » d’Alain Dodier (chez Dupuis). Enfin, je relis… ou je lis tout court, car j’avais accumulé un certain nombre d’albums sans les lire, oups. C’est toujours aussi bon.

Année symbole s’il en fut : 1984 ! Mais le Grand Frère prophétisé par George Orwell ne s’est pas encore tout à fait concrétisé : tandis que le patriarche François Mitterrand règne sans partage sur la République française, cette année verra les pouvoirs de Matignon passer du socialiste Pierre Mauroy au chauve Laurent Fabius. La firme américaine Apple lance ses ordinateurs Macintosh en janvier, inaugurant une révolution de l’informatique domestique. Truman Capote et Henri Michaux s’éteignent, de même que trois grandes figures du septième art : l’homme de la forêt, Johnny Weissmüller, le réalisateur français François Truffaut, et l’Américain Sam Peckinpah. Au sein de la Police Judiciaire parisienne, un certain Jean-Baptiste Adamsberg n’est encore que simple inspecteur, et du côté du quartier de Belleville — très exactement au 78 de la Folie-Regnault —, le fougueux Benjamin Malaussène, qui vient de quitter son emploi dans un grand magasin, est devenu directeur littéraire aux éditions du Talion.

Différents faits divers vont secouer la France en cette année 1984 : le pays se soulève ici et là en de vastes manifestations, certaines inspirées par des revendications sociales (celle des routiers), d’autres par des mouvements réactionnaires (les défilés des défenseurs de l’éducation catholique). Le 17 février, une petite vieille de Belleville se met à tirer sur tout ce qui bouge — la presse va la surnommer la « fée carabine ». Bien plus tard, le 16 octobre, débutera la terrible affaire Villemin, avec la découverte dans la Vologne du corps d’un enfant de quatre ans, Grégory. Entre-temps, quelque part durant l’hiver, un drame va terrifier l’Opéra de Paris : un homme s’effondre, victime d’une fléchette empoissonnée. En deux mois, pas moins de quinze victimes déjà sont tombées, sans que la police parvienne à identifier le fou criminel qui fait pleuvoir des dards fatals.

Un jeune homme de tout juste 20 ans, Jérôme K. Jérôme Bloche, va croiser la route du tueur : ce sera sa deuxième affaire, sa première en tant que professionnel.

« 20 ans ! J’avais 20 ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ; D’une part parce que 19 ans c’était pas mal non plus… D’autre part, à cause de, et en conséquence du fait que quoi qu’on fasse ou qu’on puisse en dire, le monde est inflexible et dangereux ! Tout en effet menace un jeune homme de ce bel âge : la perte de la famille, l’entrée parmi les « grandes personnes », les amours, les amis, les idées, la violence qui accompagne le tout, et le même tout qui est réduit à la médiocre échelle d’une petite inquiétude privée ! » Le ton est donné : celui d’un jeune homme qui, sous ses dehors perpétuellement ébahis et naïfs, recèle des trésors d’ingéniosité et de tranquille impertinence. Orphelin, Jérôme a vite appris à être indépendant, et même à cultiver celle-ci jusqu’à l’excentricité : « J’avais pendant très longtemps recherché un modèle de héros auquel je pourrais m’identifier… Je n’en avais trouvé aucun… Je me désespérais… Et puis un jour, l’éclair ! L’éblouissement ! Ma longue quête était enfin terminée !! J’avais trouvé… simplement en jetant un coup d’œil au miroir de ma salle de bain… C’est ainsi que je devins mon héros préféré ! »

Lorsque l’on fait sa connaissance, Jérôme habite au dernier étage d’un immeuble du 39 rue des Orteaux, dans le 20ème arrondissement, dans un petit appartement sous les toits. Passionné par les activités policières depuis tout petit — enfant, il choisissait toujours la voiture de police sur le manège du parc tenu par Monsieur Josine — il a collé une affiche de Bogart au-dessus de son lit et collectionne les enregistrements de sirènes de police du monde entier. Pour gagner sa vie, il traduit des romans policiers, tout en rêvant vaguement à en écrire un lui-même. Mais tout cela n’est que littérature, et ce dont Jérôme a réellement envie, c’est de devenir policier — pas un flic, non, mais un « privé », comme Philip Marlowe et Nestor Burma qu’il admire. Seulement voilà, comment devient-on détective ? Lire des romans policiers ne suffit pas : Jérôme s’est inscrit aux cours par correspondance du professeur Maison. Vous avez bien lu : des cours de détective privé par correspondance. Ou plutôt, pour reprendre l’intitulé du papier à en-tête du professeur : « criminologie, criminalistique, investigation ». Pas sérieux, pensez-vous ? Que nenni, le professeur Maison connaît bien son sujet et avec un sujet aussi motivé que Jérôme, il va forger un véritable émule. Ce qui nous ramène à cet hiver 1984 où, une nuit, Jérôme va se lancer sur la piste de la dernière épreuves conçue par son professeur… Une épreuve qui se terminera par la mort de ce pauvre Maison, seizième victime de l’Ombre qui tue, l’assassin aux fléchettes empoisonnées. Avec mission pour Jérôme, son meilleur élève, d’identifier le tueur — au sein des vingt-quatre autres élèves du cours de détective par correspondance.

Cette enquête ne fera pas seulement de Jérôme « Un homme nouveau… un homme de 21 ans ! », elle fera surtout de lui un véritable détective privé. Elle fera aussi de sa petite amie, Babette, une fille heureuse : Jérôme aura enfin osé l’embrasser !

De son nom complet Élisabeth Kalouguine, Babette est une hôtesse de l’air : si Jérôme choisissait toujours, au manège de leur enfance, la voiture de police, pour sa part elle optait pour l’avion. C’est par elle que Jérôme peut constituer sa collection de sirènes de police du monde entier, qu’elle lui rapporte fidèlement selon ses voyages. Née en 1963, donc âgée d’un an de plus que Jérôme, c’est Babette qui de plus en plus, au cours des années, procurera à l’étourdi détective quelque ancrage, un peu de pragmatisme — c’est elle, par exemple qui, ayant le permis, conduit leur deux chevaux, Capucine.

Dans nos évocations biographiques de jeunes détectives, il est souvent problématique de dire comment leur biographe les a rencontré. Dans le cas de Bloche, c’est bien simple : Alain Dodier et Jérôme ont des racines communes, à Dunkerque où vit toujours le bédéaste. Eh oui, si les enquêtes de Jérôme ont souvent un caractère très parisien qui évoquerait volontiers des atmosphères à la Maigret, Burma, Bourrel ou Adamsberg, le jeune privé fut élevé à Dunkerque. Sa grand-mère Karou y vit toujours, en compagnie de sa tante Marthe et de son oncle, Sébastien Bloche. Ce dernier, conseiller municipal à Bergues, est une sommité locale, un entrepreneur à la poigne de fer, à la tête de la société Bloche-Export (quai de la Citadelle, Dunkerque). À la Noël 1985, Jérôme aura l’occasion de mener une première enquête sur son entourage familial.

376756JKJB25bd01Dunkerquois né en 1955, Alain Dodier va apprendre la drôle de profession du jeune Bloche — tout se sait dans ces petites villes de province — et se mettre à suivre sa carrière, tout d’abord avec l’appui de deux scénaristes de bande dessinée assez renommés, Serge Le Tendre et Pierre Makyo puis, rapidement, tout seul.
Orphelin, avons-nous dit : Jérôme a été élevé à Dunkerque par son oncle et sa tante, et sa grand-mère, dans la maison familiale. Il est né de « père inconnu » et sa mère, Marie Bloche, est morte lorsqu’il avait à peine un an. Par un étrange retournement de situation, c’est une enquête menée sur lui-même par un autre détective, l’Anglais Mr. Poke du 29 Barker Street, que Jérôme va en apprendre plus sur ses origines. Et ce qu’il apprendra ne sera pas pour lui plaire : « Il y a une mère, entre mon père et moi ! … Et une mer aussi ! Pour tout vous dire, je préférerais un océan. » Son père ? Un citoyen anglais, John Harrington, qui étudiant dans les années 1950 dans un collège de Londres devint ami avec un français, Roland Flavigne. D’un serment stupide, le « jeu de trois », naîtra un conflit amoureux dont la jeune Marie Bloche sera la victime et Jérôme le résultat. Marie Bloche qui mourra un an après la naissance de son fils, dans un accident de voiture… accident, ou suicide, en fait ? Après avoir refusé la somme d’argent proposée par John Harrington, qui arguait d’une trop grande différence de milieu, Marie Bloche n’étant que femme de chambre.

Ses racines britanniques s’étant révélées tristement traîtres, Jérôme se constituera sa propre famille, non pas celle dont l’on hérite mais celle que l’on choisit : avec son déménagement dans un autre appartement, cette fois sous les toits de Montmartre, au 39 rue Francœur dans le 18ème, le jeune détective va se créer tout un entourage attachant, une nouvelle intimité. Mme Rose tout d’abord, sa concierge. Mme Zelda, la voyante d’en face, Carole de son prénom. Et l’épicier arabe du quartier, Burhan Seif el Din. À ce jour, Dodier continue à chroniquer les principales enquêtes de Jérôme (et de Babette !), qui s’il n’est plus aussi jeune a su bien vieillir et garder l’essentiel de son innocence — certains diraient, de sa maladresse, aussi. Le rythme de réalisation des albums de la série « Jérôme K. Jérôme Bloche » fait que nous n’en sommes encore que dans la trentaine de ce détective pas comme les autres, qui conserve de Maigret la tranquille gravité et d’Adamsberg l’émotivité peu cérébrale. jerome-k-jerome-bloche-24-l-ermite-la-critique-bd-1170c

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IMG_3766Je ne me lasse guère de ce fatras dominical sous la flèche de Saint-Michel, a fortiori lorsque le ciel se fait enfin bleu. Trouvé simplement un « Caroline » de Pierre Probst, datant de 1957, quand cet illustrateur cher à mon cœur se trouvait réellement au sommet de son talent. L’Automobile de Caroline : je doute un peu qu’il y ait eu beaucoup de rééditions car le cadre historique s’y fait particulièrement marqué ; toutes ces belles bagnoles fifties, j’adore cette tendre désuétude. Comme une bulle temporelle où Caroline évoluerait dans les mêmes décors que les meilleurs des « Spirou » de Franquin… (Le mobilier de Modeste et Pompon est d’ailleurs en vente sur certains stands du marché)

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Parmi les fantômes

Qui a dit qu’il n’y avait pas de vie à Hollywood ? Né en 1954, Alan Michael Brennert aurait pu se satisfaire de sa carrière de scénariste et producteur de télévision, une très belle carrière durant laquelle on a pu voir de multiples fois son nom s’inscrire sur le petit écran — généralement en générique de programmes relevant du fantastique ou de la science-fiction : The New Twilight Zone (La cinquième dimension), Wonder Woman, Buck Rogers… Mais c’est en fait une série hors-genre qui fit le plus de bien pour sa réputation : L.A. Law (La Loi de Los Angeles). En pure produit d’Hollywood, Alan Brennert a également signé de nombreux scénarii pour des comics (principalement des Batman), et il a même fait une petite tentative du côté du support audio (le CD Weird Romance, avec David Spencer et Alan Menken). Seulement voilà : Alan Brennert a toujours eu envie d’étendre son registre au-delà des cadres très contraignants d’Hollywood, et a donc livré de manière parcimonieuse mais assez régulière des œuvres de pure prose, depuis 1973 (date de la publication de sa première nouvelle dans une anthologie, Infinity 5). C’est avec son roman Kindred Spirits, en 1984, qu’Alan Brennert se fit particulièrement remarquer.

Fait-il qu’il soit bon, ce roman, pour ne pas être victime d’une catégorisation abusive : il fut tout d’abord publié sous l’étiquette « YA » (young adults), un label que la France vient juste de découvrir mais qui existe en réalité depuis longtemps. Puis, l’année suivante, il fut réédité avec une maquette de roman sentimental. On lui colla même en couverture un sous-titre ravissant de sottise : « A Christmas love story » (une historie d’amour de Noël). Plus utile était une autre mention, toujours sur la couverture : « pour tous ceux qui ont aimé It’s a Wonderful Life ». Et une citation ajoutait « Une adorable histoire de vie, de mort et d’amour, douce-amère, dans la tradition de Ghost et de Field of Dreams . » Le tout signé par… un grand auteur de science-fiction, Greg Bear.

Kindred Spirits commence de manière particulièrement sombre : un triste soir d’hiver, deux personnes se suicident. Un jeune homme, Michael Barrett, qui saute du haut d’un pont, et une jeune femme, Ginny, qui avale des médicaments. Tous deux font partie des perdants de la vie, de ceux hélas nombreux qui ne peuvent plus supporter de se sentir laissé au bord du chemin alors que Noël est une fête pour tant d’autres… Avec une délicatesse remarquable, Alan Brennert nous fait suivre les derniers jours de ses deux victimes, afin d’en brosser des portraits attachants. Sans lourdeur, sans surplus d’émotion, l’auteur met en scène la décision finale — et le réveil post-mortem de Ginny et Michael.

Car la vie n’en a pas terminé avec eux.

Alors qu’ils sont l’un comme l’autre étendus dans des lits du même hôpital — ou plutôt, que leur corps physique y repose, brisé, fatigué, mais non encore tout à fait éteint — Ginny et Michael se réveillent sous une forme quasi fantomatique. Corps astral, âme, esprit ? Qu’importe le nom que l’on peut donner à une telle manifestation, une chose demeure certaine : l’un comme l’autre peut toujours bouger dans le monde, faire en sorte que leur nouvelle enveloppe soit soumise ou non à la gravité, et même atteindre par moment de nouveau un état « solide ». Errants dans la ville, nos deux héros (quoique le terme semble un peu inadéquat) vont se rencontrer et tomber amoureux l’un de l’autre. Commence alors leur… après-vie, nouvelle vie, lune de miel… En tout cas : leur ré-apprentissage du monde.

La grande force d’Alan Brennert est d’avoir évité toute mièvrerie, dans un contexte qui s’y serait aisément prêté. Si Kindred Spirits est un roman bourré d’émotion, il ne s’agit pas de sentiments faciles, d’effets de pathos obtenus avec des méthodes éculées.

Là où un film hollywoodien, justement, aurait sans doute essayé de tirer des larmes, Alan Brennert joue une petite musique toute en finesse, infiniment humaine. En cela, il se compare forcément avec Jack Finney, l’autre grand spécialiste de la « fantasy posthume » (pour utiliser une étiquette forgée dans la Encyclopedia of Fantasy de Clute & Cie). S’inscrivant dans une tradition durable de la fiction américaine (notamment illustrée dans les années quarante par les films It’s A Beautiful Life, Here Comes Mr Jordan, Heaven Can Wait et bien sûr Portrait of Jennie, d’après le roman de Robert Nathan — le prénom de Ginny semble d’ailleurs un clin d’œil à ce classique), le roman de Brennert est une œuvre bouleversante, d’une justesse admirable.

Outre Finney, on peut également comparer Brennert à Peter S. Beagle : le premier roman de ce dernier, A Fine and Private Place, relevait lui aussi d’une « fantasy posthume » douce et touchante. Et tout comme Beagle, Brennert est un auteur parcimonieux : ce n’est qu’en 1990 qu’il donne son troisième roman.

Time and Chance (traduit en France chez Denoël « Présence », sous le morne titre L’Échange), fut comme son prédécesseur commercialisé aux États-Unis sous une atroce couverture de best-seller romantique. Et comme Kindred Spirits, il va bien au-delà de ce sous-genre commercial.

Richard Cochrane est un acteur new-yorkais, qui connaît un joli petit succès : il a tourné dans de nombreuses séries télé et de multiples téléfilms, ne cesse de faire des publicités et de jouer dans des pièces de théâtre — on et off Broadway. Sans qu’il soit une grande star, il arrive tout de même assez souvent qu’on le reconnaisse dans la rue. Il possède un superbe appartement donnant sur Central Park, il passe de femme en femme. La belle vie ? Pas vraiment, car Richard commence à être sérieusement fatigué des incessants castings et de l’incertitude liée à sa profession. Lorsque sa mère meurt soudainement, dans leur village d’origine, Richard se laisse submerger par les remords.

Rick Cochrane est tout à la fois le même homme et un autre : Rick est la version de Richard qui, dans un univers proche, a épousé son amie d’enfance, n’a jamais quitté son village d’origine, n’a jamais été acteur. Et Rick est amer. Pire : il cède de plus en plus souvent à des crises de rage impuissante, la colère en lui menace de le faire craquer.

Un soir, sous une pluie persistante, Richard et Rick vont se rencontrer. Et décider d’échanger leurs vies : Richard souhaite se reposer, trouver un amour stable et une famille confortable. Rick rêve de célébrité et de show-biz.

À l’instar de Jack Finney dans Le Voyage de Simon Morley, Alan Brennert parvient à broder une trame de « fantasy posthume » sans avoir à tuer ses héros. Prenant une idée que chacun d’entre nous a eu, un jour ou l’autre (« et si j’avais plutôt fait tel choix, quelle aurait été ma vie ? »), il bâtit le double récit d’une vie. Simple et complexe, comme toute vie humaine : les doutes, les bonheurs, les déchirements. La fantasy de Brennert (ou le fantastique, peu importe le terme que l’on choisit d’employer) ne fait jamais recourt aux mythes : son merveilleux est inhérent au quotidien de tout un chacun. Et par cette « évidence » même, il ne peut que nous toucher : sous couvert de fictions, Brennert parle de vous, de moi, de nous tous, forcément. Sans effets de manches, sans êtres surnaturels, sans horreurs indicibles : des vies, simplement, illustrées par un décalage. Pour faire une nouvelle comparaison, il convient de citer Replay de Ken Grimwood : les romans d’Alan Brennert sont tout aussi difficiles à catégoriser. Et tout fascinants.

Profitant de la sortie de L’Échange, l’éditeur américain de Brennert (Tor) publia en même temps en 1990 un recueil des rares nouvelles de l’auteur : Her Pilgrim Soul. Un recueil une fois encore difficile à classer, subtil et touchant, porté sur un merveilleux où le surnaturel semble n’être qu’une coïncidence heureuse. Portrait de huit moments précieux…

« Sea Change » : l’Américain John Ridley a été durant quelques années un chanteur avec un bon petit succès, avant que son inspiration ne le quitte Puis, subitement, huit ans plus tard, l’inspiration a de nouveau frappé à sa porte ! Nouvelle tournée en Europe — et à Rome, l’accident (on comprend lentement qu’il est devenu sourd). Retiré à Mykonos, il assiste avec fatigue et résignation au concert dans le bar où il dîne d’une jeune chanteuse grecque (Leucosia), apparemment talentueuse. Rentrant chez lui, John a l’occasion de tirer Leucosia d’une dispute avec un jeune homme. Ils commencent à sortir ensemble — Leucosia est étonnante de modestie, elle semble hésitante, manquer d’assurance, alors qu’elle est visiblement très bonne — pourquoi n’est-elle pas plus connue, alors, si elle est capable de provoquer une telle adoration dans son audience ? Lorsqu’elle part de Mykonos, John part avec elle. Voulant comprendre pourquoi Leucosia refuse de chanter ailleurs que dans des clubs minuscules, John découvre qu’elle est née… en 1922 ! Peu à peu, il obtient l’étrange vérité : Leucosia est née de l’union du dieu des rivières, Achelous, avec une muse. Telles des sirènes (dont elles ont joué le rôle durant un siècle, prisonnières sur une île perdue), Leucosia et ses deux sœurs ont le pouvoir de captiver les mortels avec leur chant… John est le premier homme qui tombe naturellement amoureux d’elle, puisqu’il est sourd. Mais arrive une bonne/mauvaise nouvelle : John n’est pas définitivement sourd, il peut être opéré d’une oreille… Proche de certaines ambiances d’Andrew Weiner, une vraiment très belle novella de fantasy, lente et tendre, douce-amère.

« Queen of the Magic Kingdom » : une femme entre deux âges se promène dans un parc d’attraction — visiblement Disneyland à Los Angeles. Elle se sent bien ici, voudrait y rester tout le temps — elle emprunte même une robe dans une réserve et se glisse au sein de la parade de Main Street USA. Venue de Tulsa, elle est veuve, et n’a bientôt plus d’argent. Elle s’accroche aux rêves artificiels de Disneyland comme à un royaume magique, réellement magique… Une nouvelle étrange et triste, sans magie réelle — et c’est bien sa force. Comparable à du Gardner Dozois, en moins sombre.

« Healer » : dans la cité qui sera bientôt connue sous le nom de Teotihuacàn, un prêtre a la vision du futur terrible qui attend sa civilisation après six siècles et demi de paix : l’invasion aztèque, la destruction… De nos jours, un jeune voleur, Jackie, s’introduit dans un musée d’art méso-américain, se fait tirer dessus par un garde et s’échappe de justesse, blessé à l’abdomen — mais le bijou qu’il a volé se met à luire et sa blessure disparaît totalement. Ayant décidé d’utiliser la pierre pour guérir les gens, Jackie (devenu Frère Jean) s’est laissé convaincre par son père adoptif de monter une religion comme il y en a tant aux USA — mais cette fois, en guérissant réellement les gens. Alternant le récit de la vie de  » Frère Jean  » et celui du prêtre amérindien, qui tente de sauver un tout petit peu de sa Cité promise à la destruction, en cachant les objets magiques qui permettaient à son peuple de vivre dans une paix totale, cette nouvelle est une fable superbe et touchante sur la vie et ses espoirs.

« Jamie’s Smile » : tout les ans, c’est l’anniversaire de Jamie. Jamie est un jeune homme liurdement handicappé : cordes vocales pas finies, pieds pas finies, mains délicates, visages blanc, tout en Jamie est trop fragile — résultat d’une exposition de son père à des radiations atomiques avant sa conception. Une nouvelle d’horreur sans le moindre surnaturel, et néanmoins terrifiante, glaçante : le monstre n’est pas Jamie, prisonnier de sa chaise roulante, mais bien ses parents, prisonniers de leurs rancœurs et de leur petitesse. Le narrateur, un artiste, n’est là que pour éclairer cette horreur quotidienne. Cette fois encore, la comparaison s’impose avec l’œuvre de Gardner Dozois (voir le « Petit maître de la science-fiction » in Bifrost n°17, février 2000).

« Steel » : Ken est l’homme de fer — littéralement : d’une force surhumaine, rien ne peut le toucher, le faire plier. Il vit une vie ordinaire, avec sa femme et ses enfants — presque ordinaire : car certains soirs il part voler dans le ciel. Et lorsqu’à nouveau un conflit russo-américain menace en Méditerrannée, il se trouve obligé d’arrêter les deux flottes. La vie de Superman de manière réaliste — voilà ce qu’est cette courte et belle nouvelle.

« The Third Sex » : Pat n’est ni une fille ni un garçon. Elle n’a pas de sexe, juste un pee hole, rien de plus. Toute son adolescence, elle souffre de cette différence — de ne pouvoir rien  » faire  » avec les garçons, non plus d’ailleurs qu’avec les filles. Mais lorsqu’un médecin lui propose de la transformer chirurgicalement, elle accepte d’abord puis s’enfuit de chez elle. Renonçant à l’opération, elle vit et travaille un peu partout aux USA, découvrant que son identité sexuelle ne se situe que dans le regard des autres : mâle pour l’un ou l’une, femelle pour un autre ou une autre, selon les moments et les situations… De plus en plus d’androgynes comme elle naissent, elle en rencontre quelques-uns, mais n’en éprouve pas vraiment de satisfaction. Jusqu’à ce qu’elle rencontre Davy, son amour d’adolescence — et sa femme Lyn. L’histoire touchante d’un(e) androgyne, parmi les première de son « troisième sexe », comme le précurseur d’un nouveau facteur d’harmonie entre les hommes et les femmes, et donc un facteur de nouvelle paix pour l’humanité. Une des seules incursions de Brennert en territoire science-fictif.

« Voices in the Earth » : une équipe d’exploration scientifique redécouvre la Terre, vide de toute vie et à l’atmosphère polluée par les produits chimiques agressifs, jaunie par la présence d’oxyde de fer. Dans les sous-sols de New York, un des prof voit des gens parler et vivre, mais ils sont tous curieusement translucides, comme des hologrammes. Et l’un d’eux l’interpelle : « vous ne vous souvenez pas de nous ? » demande-t-il. Il s’agit des fantômes restés sur terre après le départ de l’humanité. Maintenant, ils veulent rejoindre l’humanité dans les étoiles — mais le scientifique se défend, essaye de les empêcher, et leur propose finalement de réunir leur énergie pour revitaliser la terre, puisqu’ils sont les fantômes des humains qui ont détruit cette Terre, après tout… Et effectivement, pour la première fois depuis des siècles, il pleut de nouveau. Et des aminoacides apparaissent dans les océans… Belle fable, quoique limite naïve, « Voices of the Earth » est un agréable mélange de fantastique et de science-fiction.

« Her Pilgrim Soul » : Kevin est un scientifique, avec son assistant Daniel il a créé un hologramme, une simulation, représentant la Terre dans tous ses détails. Un soir, un fétus apparaît dans le faisceau lumineux en lieu et place de la simulation spatiale. Le lendemain, c’est une petite fille d’environ cinq ans qui est dans le simulateur. Une petite fille intelligente, réelle quasiment, pas seulement une simulation implantée dans l’ordinateur en guise de plaisanterie par un autre département. Et le petite fille se met à vieillir à raison de cinq mois par heure. Comme si l’ordinateur avait capturé l’âme d’une femme du début du siècle… Encore une novella bouleversante d’émotion et d’intelligence : la femme dans l’hologramme est revenue d’entre les morts pour le scientifique, parce que celui-ci est la réincarnation de son mari. Encore une fois, le thème frôle dangereusement l’eau-de-rose… en l’évitant parfaitement. L’auteur cite un moment Portrait of Jennie de Robert Nathan, décidément une référence pour lui.

Her Pilgrim Soul est un recueil que l’on peut comparer à ceux de Gardner Dozois (et un peu à ceux d’Andrew Weiner, mais sans l’humour de ce dernier) : peu de science-fiction, peu de véritable fantasy, plutôt une littérature générale étrange et personnelle, viscérale et émotive, aux personnages dépeints avec profondeur — et l’auteur a le talent de ne jamais sombrer dans le larmoyant, avec des sujets pourtant peu faciles à réussir. Le tout est globalement très beau, très touchant — tout en demi-teintes, en nuances… Un auteur aussi inclassable, à l’œuvre d’accès aussi subtil, peut-il réellement rencontrer un succès commercial ? Qu’importe : pour Alan Brennert la prose n’est visiblement pas affaire de réussite financière (pour ça, il a son activité télévisuelle) mais bien l’expression d’interrogations majeures, de doutes personnels et d’explorations quasiment intimes. Un travail d’écrivain exigeant, qui porte ses fruits : L’Échange est considéré par beaucoup comme une des œuvres majeures du fantastique moderne.

Depuis, Alan Brennert est passé au roman historique, avec tout d’abord un diptyque situé à Hawaï au début du XXe siècle, Moloka’i et Honolulu (2003 et 2009), puis avec Palisades Park (2013), situé aux États-Unis dans l’entre-deux-guerres.

Une petite musique

Walter Tevis ne fut vraiment pas un écrivain prolifique : trois romans de science-fiction, un recueil de nouvelles, deux romans policiers… et le tour est fait. Mais à la quantité il préférait visiblement la qualité, et chacune de ses œuvres fut exemplaire. Une preuve en est, la renommée de ses polars (L’Arnaqueur et La Couleur de l’argent) ainsi que de son premier roman de science-fiction (L’Homme tombé du ciel), tous les trois adaptés avec succès pour le grand écran.

C’est en 1957 que Walter S. Tevis (1928-1984), professeur de littérature à l’université de l’Ohio, commença à publier de la science-fiction — avec la nouvelle « The Ifth of Oofth », dans Galaxy. Il publia encore deux autres nouvelles dans la même revue (elles furent toutes réunies plus tard au sein du recueil Loin du pays natal), puis plaça son premier roman : The Hustler (1959 ; alors étrangement traduit à la « Série Noire » sous le titre de In ze Pocket). Filmé en 1961 sous le titre L’Arnaqueur, ce roman noir rencontra immédiatement un grand succès. Tevis ne revint à la science-fiction qu’en 1963, avec un autre roman appelé au succès, L’Homme tombé du ciel (The Man Who Fell to Earth).

UN HÉROS FRAGILE

« Dans le quartier commerçant de la petite agglomération, il trouva ce qu’il cherchait, une minuscule boutique appelée La Boîte à Bijoux. Non loin de là, il avisa un banc de bois vert. Il alla s’y asseoir, le corps tout endolori par la longue marche qu’il venait d’accomplir. Quelques minutes plus tard, il vit un être humain. »

Situé dans un futur proche qui est déjà notre passé (1972), L’Homme tombé du ciel nous met tranquillement en contact avec monsieur Newton. Cet homme un peu étrange pénètre de bon matin dans une petite ville, observe avec quelque surprise les habitants autour de lui, puis va vendre une bague chez le bijoutier.

J’ai écrit « un homme » ? Mais monsieur Newton n’est pas un homme, justement. Il en a à peu près l’apparence : grand, cheveux blancs et bouclés, air juvénile, peau diaphane, membres frêles, monsieur Newton vient de la planète Anthéa. Là-bas, la civilisation s’éteint, minée par des guerres trop longues… La Terre est le dernier espoir de survie du peuple d’Anthéa : si leur envoyé pouvait trouver un terrain d’entente avec nos gouvernants, les rescapés d’Anthéa pourraient venir le rejoindre. Le bénéfice serait mutuel : les Anthéens ne sont pas nombreux, et leur savoir pourrait permettre à notre planète de ne pas sombrer dans la même violence que la leur. Ensemble, terriens et anthéens pourraient s’aider, ils pourraient éviter de commettre des erreurs déjà connues.

Monsieur Newton est devenu aussi humain que sa science et son empathie le lui permettait, et il commence les démarches pour se faire reconnaitre. Mais il est seul. Et la Terre lui est subtilement hostile : la pesanteur l’écrase peu à peu… Pas seulement celle de la gravité terrestre, beaucoup plus élevée que celle d’Anthéa, mais également celle de notre bureaucratie. Incompris, se heurtant à l’indifférence, monsieur Newton s’épuise au fur et à mesure que son espoir s’amenuise.

Œuvre délicate et poignante, L’homme tombé du ciel se situe assez loin de la SF traditionnelle. Le seul rapprochement possible serait avec un Simak particulièrement mélancolique… Au sense of wonder, Walter Tevis préféra les touches pastelles d’une littérature intimiste. Au grand spectacle, il préféra le regard intérieur. Son roman n’en fut que plus magistral.

Tevis001L’Homme tombé du ciel fut publié en France en 1973. Le cinéaste Nicolas Roeg le porta à l’écran en 1976 — dans un film qui ne parvient pas vraiment à capturer toute la magie du roman, mais qui est soutenu par David Bowie dans le rôle principal.

LE TRISTE CHANT DE L’OISEAU MOQUEUR

Walter Tevis se tut ensuite durant près de vingt ans. Son second roman de science-fiction ne parut qu’en 1980 : L’Oiseau d’Amérique (Mockingbird). Le monde s’est lentement éteint. C’était pourtant le meilleur des mondes : plus de misère, plus de guerres, des robots partout pour travailler à la place de l’homme, qui était enfin parvenu à gérer son temps libre… Mais en ce XXVe siècle, les humains ne sont plus très nombreux, il ne reste d’encore habitées qu’une poignée de villes sur le continent américain, dont New York.

Robert Spofforth est un robot de classe 9. Le seul de sa catégorie : les hommes avaient voulu construire les plus sophistiqués des androïdes, en enregistrant chaque influx neural, chaque schéma de reconnaissance d’un cerveau humain, et en le transférant dans le cerveau métallique d’un robot. De cet enregistrement, on avait coupé les parties « inutiles », les souvenirs de l’ingénieur anonyme qui avait servi de modèle, par exemple ; ou le processus de vieillissement, ainsi que les capacités de reproduction. Pourtant, les cent robots de classe 9 furent un échec : ils se suicidèrent les uns après les autres, incapables en particulier de supporter une mémoire totale. On programma donc le dernier, Spofforth, de manière à ce qu’il ne puisse pas mettre fin à ses jours…

Paul Bentley est étudiant dans l’Ohio. Par hasard, il a appris à lire, une technique oubliée en ce triste XXVe siècle. Spofforth l’a fait venir à l’Université de New York — pour le surveiller.

Mary Lou est une fille qui vivait au Zoo de New York, en tout illégalité, profitant de toutes les limitations des robots.

$(KGrHqR,!i4E9ef4lmJJBPYO7yTKkw~~60_1L’Oiseau d’Amérique trace le destin de ces trois individus — individus, oui, le terme est justement important : car dans cette Amérique agonisant lentement a été mis en place une éthique de l’individualisme forcené. La famille est un principe oublié et scandaleux. La Solitude est érigée au rang d’achèvement suprême ! Les suicides sont un spectacle courant dans les rues de New York — la pratique en est interdite, mais il ne semble plus y avoir aucune police, aucune autorité, ni même d’ailleurs aucun personnel d’entretien. Les humains se sont refermés sur eux-mêmes, programmés par leur éducation à ne pas communiquer avec les autres, à ne pas s’intéresser à autrui, à ne pas réfléchir ; du coup, plus personne ne fait rien, et il n’y a pour ainsi dire plus aucunes naissances.

Disparition programmée de la race humaine ? Quel est le rôle de Spofforth dans cette tranquille extinction, lui qui est le dernier à réparer les robots et les appareils, lui qui est le dernier à prendre des décisions, lui qui est le dernier policier — lui qui, pourtant, commence par encourager les recherches de Bentley avant de l’envoyer au bagne, lui qui, asexué, cherche une relation de couple avec Mary-Lou et favorise la naissance de son enfant ?

Walter Tevis parvient à véritablement insuffler la vie à ses trois personnages, à leur faire vivre les peines et les joies de l’existence, à pénétrer leur psychologie, à brosser d’eux un vivant tableau, sans jamais perdre de vue l’enjeu plus vaste qui justifie ce roman : le destin de l’humanité, se jouant… sur quelques détails ! Des outils typiques de la « littérature psychologique », Tevis parvient à faire le moteur d’une œuvre purement science-fictive, envoûtante et enthousiasmante. On y retrouve le plaisir bien particulier d’un style qui eut son heure de gloire dans les années 1970 : cette science-fiction que l’on nommait « spéculative », celle où la chaleur humaine faisait vibrer une littérature visionnaire, celle qu’un Robert Silverberg ou un Thomas Dish maîtrisaient alors à merveille.

Aparté nécessaire : trop souvent, les éditeurs français se croient obligés de trahir les œuvres, en changeant les titres originaux par des platitudes peu enthousiasmantes. C’est encore une fois le cas avec cet Oiseau d’Amérique . Le titre d’origine, « L’oiseau-moqueur », relayait un puissant symbole qui revient en leitmotiv tout au long du roman. Le titre français me semble hélas n’avoir aucun sens.

CONFESSIONS D’UN ENFANT DU XXIe SIÈCLE

S’étant installé à New-York et écrivant à temps complet, Tevis compléta quelques nouvelles qui, avec les anciennes, furent publiées sous le titre global Loin du pays natal (Far from Home, 1981). Ce recueil est un peu trop hétéroclite pour vraiment fonctionner comme un tout, mais il s’en dégage un agréable mélange d’acidité et de mélancolie. Passant d’un humour déjanté à une horreur glaciale, Tevis s’y révèle l’égal d’un Philip José Farmer, sur un thème cher à ce dernier : l’inceste.

Tevis nous donna en 1983 son troisième (et dernier) roman de science-fiction. Le Soleil pas à pas (The Steps of the Sun). Quoique ce n’est pas vraiment d’un roman qu’il s’agit-là, mais bien d’une autobiographie (à la fois fictive et réel : Tevis déclara avoir mis beaucoup d’éléments personnels dans Le soleil pas à pas). On se souviendra que dans 9782361832490COUVRite de passage, le très beau roman d’Alexei Panshin récemment réédité chez Hélios, l’auteur avait mêlé bildungsroman (roman d’apprentissage) et space opera. Ici, pour sa part Walter Tevis a mélangé travelogue (journal de voyage) et science-fiction. Le mélange des deux genres pouvait sembler risqué, mais fidèle à sa politique d’hybridation des formes de la littérature générale avec les thématiques de la science-fiction, Tevis le tenta avec brio.

La Terre est fatiguée, appauvrie. Une nouvelle ère glaciaire semble s’approcher et les hommes se sont repliés sur eux-mêmes : les tentatives d’explorations spatiale n’ayant rien donné de bien concluant et les sources d’énergie allant en diminuant, les gouvernements ont décidé de mettre toute la planète sous politique d’austérité. Dans ce contexte tristounet, le milliardaire américain Benjamin Benson viole toutes les lois : il part en vaisseau spatial ! Il découvrira successivement deux planètes habitables — sur la première, à laquelle il donne son nom, pousse une herbe étrange qui chante parfois et des pousses desquelles il tirera un analgésique miracle. Sur la seconde, à laquelle il donne le nom de la jument de son enfance, gise des stocks colossaux d’une matière qui peut être l’avenir de l’humanité : de l’uranium propre.

Hors-la-loi, recherché par toutes les polices des États-Unis, manipulé par les puissances chinoises, ridiculisé par un sénateur corrompu, prostitué par une militaire sadique, passant d’une femme à l’autre, fuyant d’un bout de la Terre à l’autre, Benjamin Benson trouve toujours moyen de retomber sur ses pieds.

Qui dit autobiographie ne dit pas pour autant linéarité : tout le roman est complètement éclaté. L’auteur joue avec un talent consommé des flash-back et des flash-forward, des récits interrompus et des bribes de souvenirs. Pourtant fluide, toujours accrocheuse, cette narration sait être tour à tour caustique et lyrique, désenchantée et exaltée. En cela, le ton du Soleil pas à pas épouse la psychologie de son personnage central : celle d’un vieux bonhomme assez mégalo, pourri par le fric, macho au cœur tendre, trahi par son sexe, souffrant d’instabilité — mais génial.

Souvent hostiles à la psychologie en littérature, comme si la science-fiction n’en était pas une, certains critiques spécialisés accusèrent Le Soleil pas à pas de trop être teinté de sentimentalisme, de trop donner dans le psychodrame. Vous jugerez par vous-même : pour ma part, je tiens ce roman pour une des œuvres les plus originales et réussies des années 1980.

En 1984, Walter Tevis revint à ses premières amours, en livrant une suite à L’Arnaqueur : La Couleur de l’argent, qui — immédiatement adapté au cinéma — remporta un gros succès. Ce devait hélas être sa dernière œuvre : une crise cardiaque l’emporta, à l’âge de 56 ans. Il ne reste au lecteur qu’à spéculer sur les grands romans que cet auteur aurait encore pu nous livrer — et à relire son œuvre, parcimonieuse mais profondément attachante. La petite musique de Walter Tevis n’est pas du genre à s’estomper facilement.