5008

Les ombres sont floues et des chats sombres glissent en silence sous l’ouate crevassée de bleu. Je m’interrogeais sur cette senteur de fumée, pas celle de ma cuisine, puis ouvrant la porte à la petite chatte, je compris : la ville entière, le quartier en tout cas, embaume la fumée nocturne. De l’autre côté de la résidence éclairée comme dans un Magritte, monte encore l’hourvari trouble du boulevard. Ma vieille chatte tourne et miaule, les yeux larges et lumineux, des fenêtres aveugles qui me fendent le cœur. Le dehors gris ne la tente plus, elle y heurterait ses vibrisses et son museau frémissant. Harassé et fébrile, je reste un moment immobile, à humer le soir dans un velours fragile.

#5007

Courant avril, je réédite mon « long-seller », ce sera sa sixième version. Et il faut que je vous révèle un petit secret, concernant cet Arsène Lupin, une vie : j’y ai glissé un petit peu de ma famille. Figurez-vous qu’en finissant de travailler sur une autre édition de ma biographie du gentleman-cambrioleur, j’avais découvert qu’il y avait un lien *direct* entre lui et les miens.
 
Situons la scène : je suis assis dans un fauteuil, sur la pelouse devant chez mes parents, un ordi portable sur les genoux. Je suis en train de papoter avec mon paternel, car je lui ai fait part de ma légère frustration concernant le sujet des salons littéraires parisiens : j’ai lu plusieurs études sur le sujet, mais toutes se penchent sur des salons bien antérieurs à l’époque de Lupin, au tournant du siècle ou au début du siècle suivant, en tout cas jamais dans la période des Années folles où notre gentleman-cambrioleur se met plus particulièrement à fréquenter les salons huppés de la capitale, certainement afin de glaner des renseignements utiles à ses illicites activités — en plus de son goût pour les frivolités mondaines. Bref, pour ce chapitre j’ai un peu extrapolé depuis des témoignages antérieurs ; et mon paternel de m’apprendre qu’une de mes grandes-tantes, Lucie dite Maman Cie (Lucie Dalloux, épouse Boutilier du Retail, 1886-1968), tenait au milieu des années 1920 un salon littéraire. Intéressé, je lui en fais dire un peu plus, et notamment lui demande de me donner des noms de « gens célèbres » qui auraient été alors des familiers du couple Boutilier du Retail — je sais déjà qu’un de leurs plus proches amis était l’acteur Henri Crémieux, qu’ils cachèrent ensuite durant la guerre, mais qui d’autre ? Et mon père de me citer quelques écrivains déjà oubliés : Maurice Constantin-Weyer, Gérard-Gailly, Maurice Bedel, Claude Aveline (tiens, un polardeux), Francis de Croisset… Je reste un instant interdit, cherchant dans ma mémoire pourquoi ce dernier nom me dit quelque chose… Puis je réalise : attends, attends, tu as bien dit Francis de Croisset, le dramaturge Francis de Croisset ? Oui, fait mon père : l’auteur de pièces de boulevard.
 
Quelle révélation : Francis de Croisset, le troisième et dernier des grands noms du Boulevard, n’est autre que le coauteur de la pièce « Arsène Lupin » avec Maurice Leblanc ! Ainsi donc il existe un lien entre l’univers de Lupin et ma propre famille ; et comment ne pas supposer, de ce fait, qu’Arsène, peut-être sous son identité de Raoul d’Averny, fréquenta alors le salon du 2 de la rue Vineuse dans le seizième ?

#5006

Merveille du manque de mémoire : entre deux grandes rasades nocturnes du prochain Jaworski — je crois bien que le sommeil me fuit sur mes vieux jours —, je lis une petite série de polars situés à Oxford… ou bien les relis-je ? J’ai le vague souvenir d’avoir déjà binge-read cette série il y a longtemps, une vingtaine d’années disons, mais je n’en ai pas conservé de trace mentale, aussi agréables soient-ils pourtant. Et les ronds de cuir de Courteline, sûrement les connaissais-je déjà, lus du temps de mes travaux avec Mauméjean sur Sherlock Holmes ? Nul souvenir non plus et pourtant, je savoure tant le style que l’humour, venant d’en acquérir une jolie édition illustrée en grand format. J’entasse, je lis, je relis, c’est tout un ma foi.