#2683

La mort d’un grand écrivain fait remonter bien des souvenirs, tant la littérature peut relever de la formation du goût personnel, de l’histoire d’une pensée intime. Hier soir l’on a appris la disparition d’Harlan Ellison et sur l’instant ça m’a retourné, le choc émotionnel m’a littéralement fait trembler, souffle coupé, avant que ne me revienne en mémoire tout ce qu’il m’a apporté. Une manière bien égoïste de ramener à ma petite personne un événement aussi triste, bien sûr, et sans doute ne devrais-je pas prendre à fleur de peau de telles nouvelles — je sais que je redoute d’apprendre la disparition de Jacques Réda, par exemple. Enfin, Ellison donc, un sacré bonhomme inséparable pour moi de ce que fut la science-fiction qui m’a construit. La « speculative fiction », devrais-je d’ailleurs plutôt dire, car c’est ainsi que l’on a aimé étiqueter la branche seventies la plus « intello » de cette littérature, lorsque j’étais jeune.

Je venais d’entrer au lycée, un prof de lettres m’orienta à la bibliothèque (pardon : au « centre culturel ») vers le rayon de la SF, m’indiqua les couvertures argentées de la collection « Ailleurs & Demain » et celles, bigarrées sur fond noir, de « Dimension SF », me glissa quelques noms, Silverberg, Brunner, Jeury, Rushdie (eh oui, Grimus venait de sortir), Curval, Delany, Ellison… Et voilà, je plongeai avec délice dans le tumulte de ce courant littéraire spéculatif, bien aidé également par la découverte du livre-revue Univers (gloire au nom de Frémion). Je découvrais en même temps la bande dessinée, et j’y trouvais quelques passerelles thématiques assez évidentes, Michel Crespin, Christin & Bilal, Nicole Claveloux, Gébé, Claude Auclair… Et voici même qu’un des éditeurs qui me fascinait, les Humanoïdes Associés, se mettait à sortir des volumes de nouvelles de cet Ellison, tiens (gloire au nom de Dionnet), et bon sang la gifle que ce fut, et puis quelle légende, le mec qui écrit des nouvelles dans les vitrines des librairies, c’est dingue.

Une chose me chiffonnait sérieusement, quand même, dans toute cette « speculative fiction », c’était leur rapport au sexe, ou plutôt, la domination encore exclusive de l’hétérosexualité. Déception, dans cette littérature-là aussi, j’étais invisibilisé ; pire même, j’avais découvert une criante homophobie au sein des œuvres de Cordwainer Smith, nouvelliste pourtant assez génial, et ne parlons même pas de la peine que me fit une insulte homophobe dans les Singes du temps de ce maître que je vénérais alors, Michel Jeury. Je lisais goulument, boulimique, et un petit roman d’Harlan Ellison y passa bien qu’il ne s’agisse pas de SF, Les Barons de Brooklyn, et là aussi l’homophobie me choqua, pourquoi les Humanoïdes Associés publiaient-ils une saloperie pareille ? OK il s’agissait dans ce texte du point de vue d’un jeune voyou, je le comprenais bien, mais tout de même, pour moi ça ne « passait » pas. Enfin, Ellison continua à biper de temps en  temps sur mon radar, tel scandale, tel recueil, beaucoup plus tard de gros volumes de ses articles, jusqu’à arriver de nos jours à la lecture de sa bio, il n’y a pas longtemps, un peu décevante car écrite médiocrement, recueil de bouts d’interviews plutôt que véritable travail de biographe,  et puis vlan, le choc de sa mort, Ellison qui part et les souvenirs qui restent.

#2682

De retour en mon sweet home, je repense à la faune écossaise croisée au fil de nos voyages… Des moutons bien sûr, tête blanche ou tête noire, plein. Des mouettes et goélands, plein. Des corbeaux. Des chevaux, des chèvres, des vaches, des cochons, des canards, des cygnes, une biche, un écureuil, quelques chiens. Ni monstre du Loch Ness ni fantômes, c’est bien décevant. Enfin, si, plein de Nessie, mais en peluche. Et absolument aucun moustique, ça c’est bien plaisant.

Sons et senteurs forment également un réseau de souvenirs de l’Écosse : le boum-crash-pshuuuiii des rouleaux entre les rochers de la plage de Durness, la respiration de l’océan, la musique du vent dans les barreaux d’une barrière sur un panorama, les friselis des vagues sur le Loch Ness en dessous du château d’Urqhart, les craaa-craaa des corbeaux, les ricanements et les cris des mouettes, le vrombissement des roues de la voiture sur une cattle grid ; le parfum résineux et entêtant des pins, la grande fraîcheur iodée de l’air marin, la douceur de vase sur la petite crique en bord de loch où les garçons firent des ricochets dans l’eau, le piquant un peu écœurant de la bière dans un pub en cave à Édimbourg, la douceur âpre de l’herbe coupée sous Arthur’s Seat, le fruité des fleurs de ronces le long de la Water of Leigh…

#2681

Il me semble que les mystères s’amenuisent, disparaissent. Enfant, j’avais un petit poste que j’écoutais le soir, dans mon lit. Une radio qui la nuit venue captait de très lointaines et mystérieuses stations étrangères, des fragments en russe, en anglais ou en arabe, rumeurs exotiques. Aujourd’hui, la radio ne déverse plus guère que des flots sans mystère de musique laide, de syncopes vulgaires, toutes identiquement braillardes ; l’éther nocturne ne porte plus ces ondes longues venues d’ailleurs — et finalement l’un des derniers mystères de notre monde hi-tech demeure l’existence même de cette wifi SNCF si faiblarde qu’elle est chaque fois inopérante.

Séjour Édimbourg – Inverness – Édimbourg. Chaque matin quelque soit notre logement, le passage d’une mouette. Pierre brune tavelée de sombre, pierre grise, pierre rouge, les fenêtres blanches, les frontons crénelés, les bow windows. L’éclat des lochs entre les mamelons verts des montagnes et l’odeur des pins, les fleurs jaunes des ajoncs, les routes étroites, le ciel en tumulte, des moutons, des moutons, tête blanche ou tête noire. Travailler dans le salon en rez-de-chaussée ou dans celui blanc et gris au-dessus de l’avenue, dans la voiture ou dans un pub perdu loin dans le Nord, séminaire nomade.

Les voyages, tout comme les salons et festivals, sont choses étranges : sur le moment tout est solide, concret, la réalité est évidente et les conversations se déroulent, et puis l’on rentre chez soi et tout est aboli, loin déjà et du seul domaine de la mémoire.

#2680

Entre autres lectures du moment, j’avance avec un total délice dans Le Mystère du Léopard de Renée Dunan, roman policier de 1931 rendu disponible au sein du volumineux tirage limité ovin Le Roman de la fin des hommes (merci monsieur Mundzik). C’est du concentré de gentleman-cambrioleur, formidable, comme un improbable mais superbe pont entre Maurice Leblanc et Patrick Modiano.

#2679

Lorsque l’on aime la littérature, on peut aimer les mots, les ambiances ou les histoires, par exemple (ou les trois, et bien d’autres éléments encore d’une fiction). Parmi les choses que j’aime sont les mots, cette gourmandise. Dans les deux langues que je lis, le français et l’anglais. Il y a une friandise du mot inhabituel, notamment, et rangeant des étagères (j’ai transféré les essais sur le merveilleux et la science-fiction dans une petite bibliothèque à l’étage, afin de dégager les deux ultimes rayonnages pour les romans, au bureau), je me suis souvenu d’un mot que j’adore et qui ne figure dans aucun dictionnaire : un abditoire, une petite cache agencée dans tel ou tel endroit d’un meuble. Je ne sais plus pour l’instant dans quel polar (me semble-t-il) que cet aimable néologisme avait été créé (du verbe latin abdicere ?) mais le mot m’est resté… Un mot secret pour désigner une cachette.