#2384

De retour de cette balade verte, hier, je me disais depuis le train qu’en dépit de la terrifiante avancée des flots de la banlieue, même les impressionnistes reconnaitraient encore qq portions de leurs paysages : il reste des champs en bord d’Oise, et puis ce pré rouge de coquelicot au sortir des bois d’Asnières, ou encore cette enfilade de peupliers au bord d’une rivière d’un vert opaque…

#2383

À quand remontait ma dernière visite sur les lieux de mon adolescence, dans le sud de Cergy-Pontoise ? Une bonne vingtaine d’années, et alors peu de choses semblaient avoir changé. Cette fois j’ai en revanche ressenti deux chocs, dont l’un d’importance. Des chemins ont disparu. Deux cheminements, l’un majeur, l’autre mineur.

Autrefois, une rue piétonne filait droit depuis la préfecture jusqu’à la place des Touleuses. Pour moi, gravé dans ma mémoire, il s’agissait de la colonne vertébrale de mes déplacement dans cette ville a taille humaine, faite pour le citoyen marcheur des années 70. No more : la portion qui bordait le cinéma, cette longue passerelle sous laquelle plonge la voiture du président dans le film I comme Icare de Verneuil, n’existe plus. À sa place et à celle de la petite portion d’anciens vergers, dont ne reste que le nom, ont poussé de nouveaux bâtiments publics et le chemin contourne — ma mémoire, mon passé ont été effacés. On a amputé ma géographie intime. Ça m’a fait un choc presque ontologique. Enfin, le reste de « mon » Cergy, le paysage d’une ville nouvelle que j’aimais tant à mon adolescence avoir l’impression de maitriser, à pied et en vélo, n’a guère changé. Une autre absence tout de même, marquante, c’est la disparition de l’art : les deux longues fresques des quais de la gare, d’antan source de fierté, ne sont plus que murs gris. Détruites aussi la fresque ensoleillée et coquine qui dominait l’escalator de sortie, de même que la petite fontaine au-dessus. Les années 70 aimaient les fontaines — celle en mosaïque des Touleuses a de même disparu. Et les fresques réalisées par des habitants. Et les couleurs vives des écoles : fini l’art dans la rue, terminé le multicolore seventies. Un autre effacement, celui du chemin qui partait presque au coin de chez mes parents et longeait le bois jusqu’aux champs en bord d’Oise. La forêt, redessinée, reboisée et de nouveau entretenue il y a quelques années, en a dévoré le début. On ne le retrouve qu’un peu plus loin, en herbe, avec en vertige archéologique un unique lampadaire au chapeau carré bien seventies. La ville m’a semblé plus verte que jamais, douce, une utopie urbaine de l’ère pompidolienne qui somme toute paraît avoir bien vécu le passage des ans et les changements sociaux. Devoir quitter soudain, à 17 ans, cet environnement familier, fut une brutale rupture.

#2381

Étant jeune, j’avais adoré une bédé au scénario signé Delporte & Franquin, sur dessins de Jannin : « Arnest Ringard et la taupe Augraphie ». La séquence d’ouverture de la série, en particulier, possédait la limpidité d’une évidence : cette vague curiosité que l’on peut ressentir en voyant de l’autre côté de la vitre d’un train défiler de petites maisons avec leurs étroits jardins, adossées en rang contre le talus ferroviaire. Quelles vies dans ces logis, quelles existences dans ces jardins ? Et l’on se surprend à cette apophénie du quotidien qui consiste à esquisser des scénarios, à établir des motifs et des hypothèses… et puis le train file, et l’on ne saura jamais. J’imagine qu’il s’agit en partie aussi la séduction de ce récent best-seller anglais, Girl on the Train. Cet après-midi, assis sur mon carré d’herbe, j’ai levé le nez d’un bouquin pour contempler d’abord une vaste mousse blanche qui montait derrière les toits de tuile, nuées à l’assaut du bleu du ciel ; puis, baissant un peu le regard, considéré l’ordinaire spectacle devant moi, le bout de jardin, les plantes frémissant et dodelinant, la porte-fenêtre ouverte sur l’intérieur ombreux, et m’a frappé le fait que ça y était, ma vie s’inscrivait parmi celles que l’on regarde passer depuis le train. Certes l’emprise ferroviaire ne passe pas derrière chez moi mais en tête de l’impasse, dans l’atténuation visuelle d’une profonde tranchée ; avec pour seul passage dominant cette rangée d’échoppes, celui de quelques félins au sommet d’un mur aussi haut qu’épais. L’idée demeure : un maigre jardinet, l’opacité d’une maisonnette, un homme d’âge mûr, trois chattes d’âges variés et quelques milliers de livres. Mais ni taupe ni trésor, à ma connaissance.