#2875

Ce doit bien être la troisième fois que je lis le Paris insolite de Clébert, saisi de nouveau par ces chocs géographiques et sociaux, ce quotidien si exotique et si familier, ces surprises temporelles, terrains vagues et venelles, bistrots et charrettes, taudis et « verdure maigre ». La deuxième fois devait être au moment où mon camarade Mare bouclait son beau Paris, une physionomie, et je le redécouvre encore, devant sans doute louer mon exécrable mémoire pour la fraîcheur avec laquelle je replonge en ces pages – mais aussi grâce à cette splendide édition Attila, illustrée de photos prises à l’époque en compagnie de l’auteur. Et cette nouvelle plongée dans le Paris populaire du tout début des années cinquante me fait repenser à un autre ouvrage des Moutons électriques, bien maltraité par le diffuseur : les Nombreuses vies de Nestor Burma de Jacques Baudou, ce portrait saisissant lui aussi d’un Paris disparu, sur lequel j’avais eu tant de plaisir à travailler avec un oncle photographe.

#2874

Aimable rue Malbec qui, branlicotant des parages de la gare jusqu’à l’estuaire de la place Nansouty, laisse couler un macadam sans histoire, se cherche un centre sans jamais se stabiliser et incarne l’exemple tranquille de l’ordinaire bordelais, blond et provincial, excentrique sans avoir l’air. Les gueilles pendent devant les portes, comme il se doit, et alternent échoppes, maisons basses de plein-pieds, traditionnelles, et « échoppes doubles », alors assorties d’un simple étage. Le ciel semble plus haut dans ce sud de Bordeaux qu’au-dessus de la plupart des villes, même lorsque comme ces jours-ci il se vêt d’une grise houppelande. De loin en loin s’ouvrent des places si modestes que la municipalité ne semble pas s’être donnée la peine de les nommer, en tout cas nulle plaque ne l’indique, mais c’est chaque fois un petit événement urbain, le triangle d’une autre artère laissant respirer la chaussée, une boîte à livres ici, une boutique là, ou en tout cas le souvenir d’un commerce disparu inscrit en lettres râpées sur un fronton de bois ou bien à même la pierre. Des porches étroits, des cours discrètes, les pavés de la rue de Beautiran, les cannelures carthaginoises d’une façade épaisse de pas même une pièce et d’ailleurs condamnée, les arbres devinés derrière les murs, forment les galets de cette rivière tranquille. Le meilleur sans doute, la note la plus insolite, étant cette haute maisonnette en retrait derrière sa grille, dont la dentelle de bois compliquée qui en orne l’étage incarne un genre balnéaire encore renforcé par le palmier élèvant son tronc rugueux, intrusion du maritime au sein du citadin. L’infini se découvre partout, au fond d’un jardin, au bout d’une rue, et certains moments rue Malbec la fumée d’une mer bleutée paraît trembler là-bas, devant, mais l’on n’arrive qu’à la confluence du cours de l’Yser, quand ces deux courants rejoignent la mare de pierres grises, étale, de Nansouty, conçue récemment par une mairie ne comprenant toujours pas qu’il faudrait végétaliser plutôt que minéraliser.

 

#2873

Je relis. De la poésie, urbaine, plutôt en prose. Tout Jacques Réda, lentement, depuis un mois ou deux, et la belle édition réalisée il y a 10 ans chez Attila des errances parisiennes de Jean-Paul Clébert au tout début des années cinquante, presque en terre étrangère tant le temps a passé. Images et atmosphères, « donner à voir », de quoi se nourrir tandis que se décroche la pluie d’un ciel laiteux et que chaque promenade, comme celle que je viens d’effectuer par la pittoresque rue Malbec, s’accompagne des piqûres aigres de la bruine.

#2872

Tiré du sommeil par une chatte qui s’inquiétait que je dormisse trop tard, et elle avait raison, je titubais jusqu’au dehors où le jour se faisait liqueur blanche et froide. Du tram, je consultais la cadence muette des façades, dont les fenêtres basculent le ciel, et à l’arrêt Saint-Michel descendit rejoindre une maigre brocante qui, frissonnant dans l’humidité sous la flèche, n’y trouvait guère de réconfort, près de l’église sombre tapit à croupetons en bas de la place, toute renfrognée. N’y dénichant rien pour appesantir ma besace, je ne fis qu’un bref tour au marché avant de rentrer, pas encore tout à fait réveillé sous ce ciel de craie.

#2871

Des gongs de bronze n’ont cessé de sonner toute la semaine de l’autre côté des fenêtres et au-dessus des toits, tandis qu’au fond de la petite maison, dans le bloc d’air pâle du bureau, s’agitaient mes collaborateurs, en rires, cogitations et concentration. Et la tempête de souffler, de cogner, les averses de ronfler sur les tuiles, les bruines de trotter sur les vasistas, des masses grises de s’abattre tout à coup dans la rue, précipitations. Et des portes qui battent, le ciel d’alterner entre le coton sombre des heures éteintes, les brèves déchirures de bleu ourlées de blanc et ensuite l’indigo des nuits qui efface le jardin.