#2844

Chaque fois que je lis un Modiano, et là je lis son dernier en date (Encre sympathique), cela me fait le même effet : je songes à toutes ces personnes que l’on croise dans une existence, tous ces amis d’un moment qui curieusement s’espacent et s’effacent, ces familiers qui s’éloignent, ces amitiés qui auraient pu être et ces visages qui s’estompent. Cette fille qui tenait à sortir avec moi et dont je ne sais plus que le prénom, Agnès. Ce garçon que j’ai tant aimé pour seulement une poignée de mois, car il ne faisait que passer, Werner. Cette copine de l’époque de la fac, peintre en lettres, Françoise. Tant et tant de monde. C’est encore plus mystérieux que les gens que l’on croise dans la rue et que parfois l’on admire, sur lesquels il m’arrive de m’interroger : ceux que l’on connait et que l’on fréquente un peu dans la vie — et puis qui filent sans nous.

#2843

Dans son essai L’Invention du quotidien, le philosophe jésuite Michel de Certeau débutait un chapitre psychogéographique par une description du fait de considérer Manhattan depuis le cent-dixième étage du World Trade Center, et la manière dont l’on pense alors pouvoir lire le texte de la ville. Il n’y a rien de cela à Bordeaux, ville plate : certes nous avons bien quelques hautes collines mais elles dominent l’autre rive (emprunter le tram pour monter jusqu’au Rocher de Palmer me fait toujours grand effet, cette impression unique d’obtenir une verticale dans Bordeaux l’horizontale), tandis que sur son territoire historique, principal, Bordeaux ne présente guère ni reliefs (le fameux « mont Judaïque » qu’est la place Gambetta manque singulièrement d’élévation) ni points de vue élevés. L’on peut bien monter jusqu’à la terrasse de la Méca toute neuve, ou sur l’un des clochers, ou bien encore au bar très chic aménagé sur les toits du Grand Hôtel — une fois même, j’eus la témérité de grimper dans la grande roue de l’hivernale Foire aux plaisirs des Quinconces — mais il n’y a pas alors cette exaltation, cette vue dominante et englobante que peut procurer ne serait-ce que le dernier étage d’un grand immeuble à Paris, par exemple. Le morne paysage des toits, ondulations de tuiles romaines et éclats de pans de murs, ne dégage pas grand-chose de l’identité de la ville. Nul Batman n’ira se percher sur une gargouille avant de bondir d’une corniche à une autre ; à Bordeaux il n’est pas possible de considérer la vie de haut, c’est au niveau du sol qu’elle se tisse. Pas de catacombes ni de métro, non plus : Bordeaux reste en surface, et cela suffit à son mystère. Ces courbes le long de l’eau (et non amis hétéro, il n’y a pas que les filles qui ont de belles courbes, les garçons aussi). Ces rues minérales qui cachent en vérité une multitude de jardins de l’autre côté des maisons. Ce fleuve si large qui parfois se met à couler à l’envers, dans ce mouvement qui se nomme le mascaret et qui emplit à rebours même les étroits ruisseaux de Bègles, les esteys. Cette cathédrale dont le clocher à part du corps principal fut à l’origine un phare pour guider les piétons à travers les marais — ces derniers s’étendant encore sous le centre de la ville, Pey-Berland est un lac et Saint-André est planté dans l’eau sur des piliers. Je me faufile dans les rues blondes ou sombres et je ne découvre jamais tout à fait la ville, chacun la construit par ses pas et ses vies, toutes ces lignes d’existence qui se croisent, mais rarement elle se livre et son étendue est telle que je ne peux la connaître tout à fait.

#2841

Mes lectures ces derniers mois furent assez peu orientées vers la fiction, je ne sais trop pourquoi — oh j’ai tout de même lu ou relu les novellae sélectionnées pour la soirée du 27 novembre, et Les Enfants terribles de Cocteau (dont je remarquais half-jocklingly ce matin chez une copine que « j’ai plutôt regretté que la lumineuse homosexualité assumée du début sombre dans de regrettables errements hétérosexuels dans la suite du roman », mais je le pense sérieusement), mais sinon j’ai plutôt voleté d’un essai à un autre, ou à des biographies. Ainsi ai-je lu en rentrant de Londres un chouette essai psychogéographique sur les parkings de supermarché — si. Ces jours-ci cependant j’ai entamé l’un de mes péchés mignons : la lecture du nouveau « Bryant & May » par Christopher Fowler.
 
Remarquable qu’une série aussi étrange et originale puisse avoir ainsi atteint son dix-huitième volume, et c’est un recueil de nouvelles, en plus, ce qui est réputé être « invendable » (c’est le deuxième). Je lis toujours la série de Fowler avec un mélange d’excitation et de jubilation, teinté d’admiration assurément : son cocktail hautement personnel de passions incarnées en une suite de polars, s’accorde idéalement et tout à la fois à mes propres goûts (pour le folklore et la psychogéographie de Londres, pour les « détectives de l’étrange » et pour la forme classique du roman policier) et à mes aspirations : lorsqu’il y a une bonne quinzaine d’années (or is it rather twenty?) je m’étais lancé dans l’écriture des enquêtes de Bodichiev (qui paraissent maintenant sous le pseudonyme d’Olav Koulikov, chez les Saisons de l’étrange), c’était en m’imaginant que l’on ne saurait être un bon écrivain qu’en écrivant sur ce qui nous tient intimement à cœur. Une conversation avec un ami the other day m’a remis en tête le sot commentaire d’un comité du CNL, qui me refusant une subvention d’écriture estimait quelque chose comme « On ne comprend pas où vous voulez en venir »… Uchronie & polar, ç’en était trop pour la culture littérature blanche de ces lecteurs officiels, apparemment, misère. Enfin, après des masses de refus au fil de longues années, et un premier accord qui ne me satisfaisait guère, mon enquêteur a trouvé sa niche idéale chez un petit éditeur de « détectives de l’étrange » — et je ne saurai exprimer à quel point c’est un bonheur pour moi. Un court roman est en lecture chez eux et j’avance tranquillement sur un troisième recueil de nouvelles, avec des envies / idées encore ravivées par mon récent passage à Londres.

#2840

Chaque voyage constitue une sorte de réserve d’images mentales et ce dernier séjour à Londres ne dérogea pas à la règle, avec notamment cette vision de la BT Tower depuis un square de Finsbury Hill — de l’intérêt de se perdre légèrement : je n’avais jamais observé cela et me tromper d’une rue m’offrit ce nouveau point de vue, la tour émergeant du feu du couchant au-dessus d’un semblant de forêt. Ayant essayé de me perdre délibérément un matin, du côté de Fitzrovia et dans Marylebone, j’y échouais malheureusement, avec le constat que je connais sans doute un peu trop bien cette ville désormais, mais cela me fit passer par un petit jardin, Paddington Street Garden, et réveilla le souvenir d’une idée de nouvelle que j’avais eu il y a longtemps — il faudra que je fouille dans mon blog et mes carnets. À raison d’entre 15 et 20 kilomètres de marche par jour, dans la lumière de l’automne ou dans les soirs fauves et bleus, avec la pluie seulement à une occasion, une fois encore ai-je engrangées images, atmosphères, bribes urbaines et fragments de décors — à distiller durant quelques années, peut-être, dans ces fictions que j’ai recommencé à écrire et qui tremblent en moi comme des poussées de souvenirs.